MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19620314 Matthijs Vermeulen aan Donald en Janine Van der Meulen

Matthijs Vermeulen

aan

Donald en Janine Van der Meulen

Laren, 14 maart 1962

Laren (N.H.)

le 14 mars 1962

Drift 45

Mon cher Donald, chère Janine, chère Dominique, cher Josquin,

Quelques petits mots et bons baisers pour te donner au moins signe de vie après tes deux lettres du 17-1 (avec la signature des enfants) et celle du 12-3. Tu as oublié mon anniversaire, je crois. Cela n'a pas d'importance. Tu dois avoir tant à faire! Encore bien plus que moi qui trouve rarement le temps pour une lettre. Or il s'est amené de grosses chutes de neige, et pour garder accessibles notre maison et ma cabane j'ai dû déjà balayer trois fois depuis hier soir une surface d'environ 700 mètres carrés. Il en viendra encore des neiges. C'est beau à regarder quand on n'a pas besoin de s'en occuper autrement. Mais si c'est pour nettoyer, il n'y a rien de pittoresque, de poétique, ni de musical. C'est pourquoi, après mon balayage du matin, je prends mon stylo et ce papier. Je me suis réjoui de votre départ du pays noir, de votre regroupement à Paris et de ton déménagement aventureux que tu me laisses deviner. Nous espérons qu'entre temps la santé de Janine s'est rétablie. Pour le reste ça paraît aller. A lire nos journaux l'existence à Paris n'est pas de tout repos. Mais la Ville est tellement grande. Quand même, pour l'instant je ne voudrais pas retourner en France. La politique qu'on y fait me semble à tous points de vue détestable et stérile. La mentalité également, quoique sous ce rapport je la trouve fraîche et printanière comparée au marais où on patauge ici.

Comment prendre ta dernière missive?! Ma foi, je ne le sais pas. Mais il n'y a pas que de la plaisanterie et du lyrisme là-dedans. Et tu peux être sûr mon fiston, si j'avais un million, tu l'aurais demain. C'est l'immense regret de ma vie de ne pouvoir presque rien réaliser de mes désirs les plus fondamentaux, les plus essentiels. Presque rien. Car quelques notes sur du papier à musique, même si elles étaient sublimes et tout, qu'est-ce que cela peut valoir donc en face des errements, de l'aveuglement, de la bêtise foncière, des malheurs qui sous mon regard impuissant s'épaississent sur notre pauvre terre? C'est à en pleurer le long de chaque journée. Et je ne peux rien. Même pas pour toi. Ta bonne blague vaudrait pourtant bien un million. Et voir qu'il y a des millions. Qu'il y a des milliards de millions. Oui, pour criminellement les gaspiller à des œuvres mort, ou dans des imbécilités déshonorantes.

Quant à ce qui me concerne: mes revenus de compositeur n'ont jamais été si bas, si dérisoirement bas que l'année précédente. A peine suffisant pour m'en acheter une nouvelle pair de chaussures. Largement les ⅔ de nos dépenses modestes nous les tirons de médiocres subventions et de diverses allocations sociales. Le troisième tiers de la petite fortune de ma femme. Alors mon chéri, mettons que ce n'est pas tout à fait une plaisanterie, ton appel à l'Infini, tu peux t'imaginer mes cogitations.

Que cela ne t'attriste pas, ni ne te décourage. Il y a toujours le Père Céleste. Ayons confiance. J'en fabrique de la confiance, et de mes propres moyens, depuis plus de soixante ans déjà, et cette humble usine marche toujours, sans discontinuer. Continuons donc.

Je suis toujours au travail, heureusement. Sans savoir à quoi ou à qui cela servira. Continuons. Avec l'espoir, avec la certitude qu'un jour il y aura un petit miracle.

Et voilà que cela reneige déjà.

Pour le reste: tout va bien. Odile est déjà une jeune femme. Elle fait de bonnes études et déborde de vie joyeuse. La tension de Thea est sans changement, c'est à dire trop basse. Mais elle se débrouille. Quant à moi, apparemment inusable.

Il fait tout à coup noir, tellement ça neige.

Bons baisers affectueux pour vous quatre, de Thea, d'Odile, qui par ce temps a voulu partir à vélo, et de ton père

Matthys.

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA