MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19480827 Matthijs Vermeulen aan Donald Van der Meulen

Matthijs Vermeulen

aan

Donald Van der Meulen

Heerde, 27 augustus 1948

Amsterdam

Heerengracht 330

le 27 août 1948

Mon cher petit Donald,

D'abord ne t'étonne pas de mon écriture et ne crains pas que j'ai attrapé je ne sais quoi, qui m'obligerait à la verticale et au vibrato. Je suis simplement à deux heures d'Amsterdam dans une "Pension de famille" où il n'y a pas d'autres sièges que des fauteuils très étroits, dans lesquels je peux juste entrer, mais rien faire de plus. En outre, les tables sont minuscules et très basses. J'écris donc sur mes genoux croisés. Pour le reste ça va. Le paysage est à moitié pâturage, à moitié bruyères. La nourriture très parcimonieuse et pauvre. Si nous restions longtemps ça deviendrait une cure d'amaigrissement. C'est même piteux. Mais le silence est complet. Sauf l'aspirateur matinal de la femme de ménage, et une machine électrique qui trois fois par jour actionne une pompe d'eau, il n'y a ici rien de moderne que les vilains meubles. Pas d'autos, pas d'avions même. Seulement l'après-midi il y a le pan-pan-pan... d'une mitrailleuse dans un camp d'exercices lointain, avec quelques rares coups de canon. C'est exactement le canon et la mitraillette de Louveciennes, les jours de pluie. Très curieux comme impression. Car c'est la première [fois] depuis mon départ de France que l'ancienne atmosphère m'a abordé d'assez près pour presque entrer dans ma peau. Maintenant tu te demanderas pourquoi nous sommes ici. Simplement pour fuir le bruit. Car tu dois avoir appris par tes journaux, que la Reine Wilhelmina va fêter son anniversaire, le cinquantenaire de son règne, qu'elle va abdiquer du trône, et que sa fille Juliana va être couronnée. Tout cela se passe à Amsterdam et durera une semaine. On a prévu que la population habituelle de notre ville qui est de 800.000 environ, va être augmenté d'un million d'habitants passagers, qu'on ne saura pas caser. Tout ce qui se trouve au Pays-Bas en orgues de barbarie, un instrument effroyable qui est très cher à mes compatriotes, se dirige vers la capitale et tournera pendant sept jours et sept nuit. Pendant ce temps tout le monde fera comme si l'on était excessivement content et dansera. C'est une drôle de danse. Elle consiste en ceci: Hommes et femmes s'agrippent par gros paquets de douzaines, se pincent où ils peuvent et s'élancent au pas de charge le long des rues en poussant d'affreux hurlements monosyllabiques. C'est un des plus grands plaisirs des indigènes d'Amsterdam et en général cela ne se pratique qu'une fois par an, le 31 août. Pour cette occasion ce sera plus long. Lorsque nous sommes partis on était déjà occupé à bouleverser la ville entière pour en faire un énorme théâtre en plein air avec des milliers de décorations pour chambres d'enfant, ou pour Kermesse enfantine. Parce que la Heerengracht va se trouver au centre de ce cyclone de boucan et d'insanité sonore nous avons jugé qu'il serait raisonnable de décamper et de chercher un lieu plus tranquille. Car Thea a toujours encore besoin de beaucoup de repos. Heureusement, depuis notre arrivée ici, elle commence d'aller sensiblement mieux et nous avons l'espoir qu'elle sera entièrement rétablie à notre retour qui est presque prochain déjà. Une semaine ça passe plus lentement ici (à Heerde, pas loin d'Aalten où tu as écrit à Christian) mais ça s'en va quand même encore assez vite. Dommage qu'il pleut et vente beaucoup. Cela ne s'améliorera probablement pas avant les fêtes. L'été a été fort mauvais en Hollande.

Le matin de notre départ je cueillis avec grand plaisir dans notre boîte ta dernière lettre avec ta récente photo, que j'ai emporté toutes deux ici. Je l'attendais avec impatience. Je t'aurais tout de suite répondu, mais j'avais d'abord à écrire à Roland avec qui j'étais en retard de six semaines, et à Anny, envers qui mon tort était encore plus considérable. J'ai fait l'expérience qu'une lettre dans ces idiots de fauteuil me coûte une matinée. Impossible de marcher plus vite qu'un vieil âne, pas à pas, lettre par lettre, patiemment. J'ai encore du travail pour plusieurs jours à ce rythme, si je veux renouer mes communications qui depuis longtemps sont fort dérangées. C'était mon intention; mais je ne crois pas que je réussirai à en arriver au bout.

Alors tu t'es baladé à Louveciennes en pleine liberté pour la première fois depuis pas mal de semaines. C'est un résultat et un succès. Notre village, où nous avons vu fumer la cheminée, reste donc ton port d'attache!? J'aurais bien voulu connaître tes sensations lorsque tu as revu après une si longue absence et de si graves dangers, ta maison. Maintenant il s'agit d'attendre les résultats de ton examen de dessinateur. S'ils sont favorables, tu peux le mettre en route. Dans le cas contraire, qu'est-ce que tu penses faire? Il ne faut surtout pas te laisser décourager. Je me suis dit lorsque j'ai lu tes prévisions qui ne me paraissaient pas optimistes: "Qu'est-ce que ça peut être au juste cet emploi de "scribouillard" dont t'a parlé le père Christian? Est-ce que je l'ai pas méjugé un peu à la légère? Cela pourrait peut-être te procurer une période de repos, exemple de tout souci immédiat, en attendant mieux. Tu pourrais probablement en toute tranquillité te préparer à un nouvel examen. Ou avec l'aide de Christian qui me semble très débrouillard et de bonne volonté, tu pourrais chercher autre chose qui te plaira mieux." Qu'est-ce que tu dis de mon raisonnement? Le seul point obscur qui pourrait être un obstacle: Est-ce que tu pourras dans ton emploi provisoire de "scribouillard" avoir Trude et Clarisse avec toi?? Si non, je comprendrais que tu refuses. D'autre côté la grand-mère se séparera avec très grande peine de sa petite-fille qu'elle doit aimer follement, et avec encore plus de difficulté de Trudi que l'autre année. N'as tu jamais pensé à chercher un emploi dans le civil à Vienne où pendant longtemps encore on doit avoir besoin de gens qui parlent couramment le français et l'allemand?? Évidemment tu devrais quitter ton port d'attache! Mais de ces petits sacrifices la vie est pleine, et souvent ils sont salutaires. Tu me donneras des nouvelles de toutes ces choses dès que tu pourras. En tout cas dès que nous serons rentrés à Amsterdam (la semaine prochaine) nous ferons ce qui sera possible pour te faire parvenir encore une certaine somme d'argent, et si c'est faisable, plus ou moins régulièrement pendant quelque temps.

Nous avons beaucoup pensé à toi pendant ces jours d'anniversaire de ton mariage, et de la naissance de Clarisse. Le souvenir de ce temps de bonheur et l'absence doivent être également douloureux pour toi, mais j'espère que tu supportes ta peine vaillamment. Heureusement Trudi t'écrit souvent, puisque tu me disais l'autre fois avoir reçu quatre lettres. J'aimerais bien en lire quelques unes, si ce n'est pas indiscret! Est-ce qu'il existe déjà des photos de Clarisse? Je voudrais bien pouvoir me faire une idée de sa frimousse. D'après ta description elle doit être très éveillée, vive et intelligente, dans le genre de ta sœur Anny, lorsqu'elle était petite. Roland m'avait envoyé, peu avant l'accident, des photos de Bernard. Il était fort, mastar, gentil, mais pas beau. Juste la semaine où l'enfant fut écrasé je lui répondais joyeusement à l'envoi de ces photos. Ça doit avoir été une terrible souffrance pour lui de lire mes félicitations après la mort de son enfant. Il y a de ces coïncidences horribles et tragiques. J'écoutais bien ta demande mon brave Donald de ne pas lui dire ce que je t'avais écrit, quoique ce soit probablement la vérité. Non, ce sera pour beaucoup plus tard peut-être. Il souffre trop pour le moment. Il me semble bien broyé, presque brisé, quoiqu'il s'exprime avec une extrême réserve, et même avec une certaine égalité d'humeur. C'est un bon garçon, une bonne âme. Mais il veut se mettre jardinier dans un pensionnat, ce qui me semble un grave symptôme de découragement. Ce n'est pas étonnant après cinq ans de captivité, perte de Fofo, perte de Josquin. Pourtant je lui ai déconseillé de prendre une telle décision. Il ne faut jamais se laisser décourager; il faut rester toujours maître de soi. On trouve alors toujours une source de nouvelles forces et d'enthousiasme nouveau. Tu sais l'adresse de Roland?: "La Guiderie" à Mesnard-la-Barotiere (Vendée). Ça lui fera plaisir de recevoir quelques mots de toi.

Écris-nous à Amsterdam. Nous y serons quand ta lettre sera prête. Dès que nous serons rentrés nous te ferons expédier un paquet. Nous t'embrassons de tout cœur, affectueusement, Thea et moi, avec une vigoureuse accolade extra et quelques bons baisers de ton père

Thys

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA