MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19470813 Matthijs Vermeulen aan Ernst Levy

Matthijs Vermeulen

aan

Ernst Levy

Amsterdam, 13 augustus 1947

Amsterdam

330 Heerengracht

le 13 août 1947

Mon cher Ernst,

J'y ai pensé et j'y pense souvent: c'est quand même quelque chose d'exceptionnel et de singulièrement marquant le jour du mois de mars que nous avons passé ensemble à Amsterdam. Les autres journées peuvent être très belles, très précieuses dans tous leurs instants, et pourtant celle-là a été comme un îlot dans l'océan des journées, comme un point de repère dans un grand paysage. Ton souvenir doit être environ pareil au mien, j'imagine. L'annonce de ton récital chez les Facq fut la dernière nouvelle que j'eus de toi. Puis plus rien! La même semaine je me suis acheté ce papier, me promettant de t'écrire dès ton retour en Amérique. Car je me sens toujours ton débiteur! Et quelques fois tu dois te trouver seul là-bas. Je n'ai pas pris la plume, tu t'en es aperçu. Mais ce qui est plus que certain, c'est qu'on se comprend, que sept années s'envolent alors, ou sept mois ou sept jours ça n'a pas d'importance. Des fois je me mets à te me représenter dans un moment précis de ton existence actuelle. Je fais un bond de tous ces milliers de kilomètres. Que fabrique-t-il en cette seconde exacte? C'est une expérience curieuse. Seulement, je ne suis pas parfaitement sûr que c'est moi qui l'entreprends. Elle pourrait me venir aussi bien. Dommage que je ne connais rien du trou où tu habites. Ça irait plus facilement. N'aurais-tu pas pu m'envoyer quelques cartes postales de ton village?!

Voilà pour l'exorde, l'oubli, et la négligence. Je suis rêveur. Je regarde par ma petite fenêtre sur de vieilles tuiles, un arbre vert et un pan de ciel bleu. Nous avons eu un été splendide. Un de ces étés mirifiques comme on en compte tout au plus quatre dans une vie entière. C'est mon troisième, et j'espère l'autre. Si ça se peut un cinquième, et toujours encore un. C'est une vraie bénédiction, pour l'amour et pour tout. Je suis sans soucis, et même sans le souci de ne pas avoir des soucis, je crois. Mon livre, qui me poursuivait joliment lors de ta visite, est terminé depuis juin. Il s'appellera L'Aventure de l'Esprit; la place de l'Homme dans cette Aventure. Il paraîtra cet automne. Comme il m'a passionné! Plus que toute la musique. Jamais je n'ai travaillé dans une telle lumière, et dans un tel bonheur. Ce n'est pas commode d'en parler. J'ai voulu faire une brèche dans toutes nos ténèbres. Une ouverture vers des clartés convaincantes. J'ai voulu démontrer notre essence et notre destination métaphysiques. C'est aussi une sorte de nouvelle théogonie. J'ai œuvré très méthodiquement, sur un arrière-plan de lyrisme. Rien de neuf, comme tu vois. Très vieux, excessivement vieux, comme cette vérité elle-même dont je traite. Mais je me figure que mon point de départ vers une mystique rationnelle diffère de tous ceux qui me sont connus, qu'également les chemins que j'ai pris pour y aborder n'ont pas encore été entrevus, et qu'à cause de cela ma façon d'envisager les choses pourra devenir utile pour trouver une issue par où on continuera la route avec certitude et sans limites. Car vraiment, ce qu'il faut d'abord c'est une issue et un horizon praticable! Je l'ai cherché, désiré pendant des années, après tant et tant d'autres. Je l'ai découvert pour moi. Hors du doute. Est-ce que ma manière de voir est valable pour tout le monde, dans l'absolu? Ce serait phantastique, j'en conviens. Tellement, qu'on ose à peine le supposer. Pourtant, j'ai écrit le livre avec cette assurance instinctive, je ne peux pas le nier! Tu en jugeras un jour, j'espère.

Alors, nous sommes, Thea et moi, depuis une dizaine de jours en pleines vacances. Sans quitter Amsterdam. Cela ne sert à rien. Ici, au moins, on est seul à deux, ce qui de loin (et de près) est le plus agréable. On explore la ville, le port, les environs. C'est immense, Amsterdam! Ce n'est pas toujours beau ou magnifique, mais c'est partout intéressant et remarquable. Je m'y promène comme un étranger. Tantôt en bateau, tantôt à pied ou en auto. Je suis en train de souhaiter ardemment une bagnole personnelle! Je commence aussi à reconnaître l'eau comme un élément presqu'aussi solide et stable que la terre! Je suis ravi de ces soleils! Quels miracles d'éclairage! Je pourrais t'en montrer maintenant des aspects de notre ville! Ce sera pour la prochaine fois...

Tu vois (et tu t'étonnes peut-être) que je suis optimiste. Oui. C'est encore le mieux ce qu'on peut devenir et avec le plus de raison! Roland m'a rendu grand-père malgré moi et Donald est en bonne voie de m'en faire itou. Si le cœur par hasard t'en dit et si les provisions américaines te le permettent, tu pourrais laisser confectionner un paquet avec utilités pour bébé et l'expédier à Roland. Son adresse est: 3 Place St Jacques, Noyon, Oise, France. Cela lui rendrait service et plaisir extrêmes. Ici, cette possibilité n'existe pas encore. Mais les cigares sont devenus libres, mon vieux! Ma cinquième symphonie se balade chez Van Beinum, le chef d'orchestre du Concertgebouw. Il l'admire beaucoup, qu'il me dit, mais d'autres aussi m'ont déjà dit ça, sans remuer pour autant leur petit doigt, avec ou sans bâton. On verra bien. Ce n'est pas encore pressé. J'ai le temps. Avec cela je t'embrasse. Toute une matinée superbe touche à sa fin. Rends-moi la pareille! J'ajoute à cet envoi la lettre de Josquin, dont je me sépare avec quelque peine. Merci, mon ami. Bien des choses de Théa qui se souvient de toi avec autant de joie que moi, qui restera fraternellement,

ton

Matthijs Vermeulen

J'ai relu la lettre de Josquin.

Le manuscrit de ma 4me m'est revenu de Suisse. C'est terrible et beau de regarder en arrière – – – et puis en avant.

Nous n'avons pas pu entendre la radio de tes concerts. Impossible ici, même avec les meilleurs appareils, d'écouter la Suisse en plein jour d'été.

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA