MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19461129 Matthijs Vermeulen aan Donald Van der Meulen

Matthijs Vermeulen

aan

Donald Van der Meulen

Amsterdam, 29 november 1946

Amsterdam

330 Heerengracht

le 29 Novembre 1946

Mon cher petit Donald,

Voilà le soir. J'ai écrit avec le même crayon le long de la journée dans un de tes cahiers d'écolier que j'ai emportés. Je vais essayer maintenant de te répondre à tes deux lettres du 15 et du 20. Mais je ne sais pas si j'aurai beaucoup de temps. C'est toujours aussi incroyable comme les heures filent dès que je travaille un peu; et il y a toujours du boulot pour ton père semi-dénaturé.

Ta dernière lettre me pose devant une question grave, un vrai cas de conscience. J'y pense depuis la première fois que tu m'as renseigné sur tes relations avec Gertrud, mais maintenant tu me places devant en compagnie de ton Général, et il faut résoudre ton problème. Par ta description de l'anniversaire de ta charmante coquine et par les soins que tu as pour son éducation je vois à quel point tu sembles encore l'aimer. Alors premier point: Ta Trudi a-t-elle une qualité ou des qualités qui te sont indispensables, irremplaçables, et que tu as très peu de chance de trouver chez une autre? – Examine cela scrupuleusement. Si tu réponds oui, la question est tout tranchée. Fais le possible pour la gagner et la garder. Si la réponse est non la question sera également tranchée. Tu pourras quitter Trudi avec la prudence et les égards nécessaires. Second point maintenant. Est-ce que Trudi t'aime autant que tu as l'air de l'aimer? Examine cela sans illusions, avec du calme. Si la réponse est oui, alors fais attention. Il me paraît que tu n'as pas le droit, dans ce cas, de la laisser tomber. Si la réponse est non, surtout si elle t'aime beaucoup moins, ou avec peu de suite, peu de constance, peu de fidélité, tu es libre, avec les égards nécessaires, en la blessant le moins que tu pourras, d'agir comme bon nous semble. De toute façon il n'y a aucune raison pour dépêcher un mariage; vous êtes tous les deux beaucoup trop jeunes pour vous lier définitivement; les données peuvent peut-être changer d'un mois à l'autre, probablement surtout chez elle qui est presque encore enfant; je te conseille donc de différer un mariage le plus longtemps possible.

Ta seconde question, heureusement, est plus commode. Certainement, parce qu'une bonne occasion se présente, tu dois faire ton bachot. Tout le mal qu'on dit du bachot sont des blagues. Si tu l'as il t'ouvre un tas de carrières; si tu ne l'as pas il t'en ferme autant presque. Tu te souviendras sûrement combien de fois en 1944 j'ai insisté chez toi pour que tu passes les examens du bac et combien de soirs nous avons palabré là-dessus, inutilement à mon grand regret. Je ne voulais pas te commander. Mais maintenant je te commande de te mettre tout de suite au travail, à pleins gaz, en quatrième vitesse, avec toute ta volonté et toutes tes forces.

Je reçois de mauvaises nouvelles de ta frangine. Cela ne lui a pas fait du bien d'avoir été privée entièrement, d'abord de toi, son chéri, ensuite de moi. Elle me semble bien délabrée. Dans sa dernière lettre elle me propose de la rapatrier. Mais comment? La loger ici dans notre petit grenier où il y a juste place pour deux, c'est impossible. Lui trouver une chambre, dans une ville surpeuplée, aussi impossible. Qu'y devrait-elle faire dans son état de santé qu'elle décrit comme très faible? Et le climat marin qui ne lui vaut rien! Thea cherche un arrangement. Mais ce ne sera pas facile. Tu devrais t'en occuper aussi. Est-ce qu'il n'y aurait rien pour elle à Vienne, à commencer par quelques mois de bon repos et de paresse? Pense y un peu. Elle me fait l'impression d'être bien instable, et assez malheureuse. Dommage pour un si bon petit cœur tendre, capricieux et affectueux. Pense y beaucoup.

Je te félicite de l'amélioration de ta situation! Sois prudent avec ta grosse moto. C'est le plus dangereux de tous les engins mécaniques. Ici ce sont les bicyclettes. C'est remarquable comme le piéton de Hollande est dressé par la bécane à laquelle tout le monde doit céder le plus petit pas. Les vélocipédistes ne t'accordent pas un centimètre de déviation de leur ligne la plus droite. Je m'y accommode mal! Pour le reste ça va fort bien. Depuis deux mois et demi nous avons eu presque chaque soir un concert. J'ai fait la connaissance de plus de gens qu'en France pendant vingt années. Et je ne fais pas exprès. Si je le faisais exprès il y en aurait encore bien plus. Nous avons déjà eu une semaine de Bruno Walter. Pour l'instant nous avons deux semaines de Charles Munch. Le 7 décembre Noémie Perugia chantera à Amsterdam Le Balcon, avec Lia. Je suis bien curieux de les entendre. Au printemps on jouera probablement ma cinquième symphonie. C'est allé tout seul jusqu'ici. L'ami Nénesse1 m'annonce qu'au mois de décembre il vient en Europe et qu'au mois de mars il viendra me visiter. Il y a eu pas mal de remue-ménage inutile et évitable chez lui. Toujours des histoires et des embêtements de femmes. Trop long, et trop monotone, pour te raconter. Enfin, on reverra le vieux cochon! J'ai rencontré un compositeur hollandais que je n'avais pas vu depuis 25 ans et qui prétend m'avoir vu, un jour qu'il allait par le train en Bretagne, du côté de Versailles, pendant qu'il passait à petite allure devant un passage à niveau, m'avoir vu en personne (aux environs de 1929) avec un de mes fils sur les épaules! Ça doit avoir été toi, veinard et petit tyran!

Thea a terriblement de besogne, piano, leçons à donner, son journal, deux ménages, et moi, de prime matin jusqu'au creux de la nuit. Je laisse à tout hasard un bout de blanc, d'autant plus puisque je ne sais plus pour le moment que t'écrire. Mais je doute qu'elle trouve l'occasion de prendre sa plume. En attendant j'espère que tu seras content de mon zèle de cet après-midi. Demain c'est l'anniversaire de Roland et j'ai oublié de lui envoyer une petite lettre! Je lui expédierai un télégramme. Eh bien mon vieux, du courage pour ton bachot, de la prudence pour ta moto, de la sagesse pour ta Trudi. Je t'embrasse affectueusement, aussi de la part de Thea,

ton Miaou

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA

  1. Nénesse: kinderlijke verbastering van de naam van Ernst Levy.