MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19450222 Matthijs Vermeulen aan Donald Van der Meulen

Matthijs Vermeulen

aan

Donald Van der Meulen

Louveciennes, 22 februari 1945

Louveciennes (S et O)

Jeudi, le 22 févr. 1945

2 Rue de l'Etang

Mon bien cher Donald,

Qu'il y a longtemps que je n'ai pas pris ce pauvre, ce pauperissime papier pour t'écrire! C'est parce que chaque matin on attendait ton courrier. Lundi je disais: il va sûrement venir demain. Le jour suivant je prévoyais comme certain le mercredi, ce qui par hasard était vrai. Mais en attendant le passage du messager matinal et céleste, qui est notre facteur, la moitié de la semaine était devenue du passé irrévocable. Alors hier on a eu tes deux lettres: Aline et nous. Pour celle d'Aline, le malicieux messager ne l'avait pas déposée dans notre boîte quoique son numéro fût dessus. Heureusement cela ne m'a pas empêché d'avoir connaissance de son contenu, grâce à la gentillesse de la destinatrice. En ce qui concerne tes deux peintures, ne te fais pas des regrets. Je suis allé les voir de près, tout de suite, et j'ai constaté que la couleur a très peu souffert; seulement le cadre du château-fort gondole un peu plus qu'il ne faut. C'est étrange comme tout ce qui est devenu irrévocable, m'est cher, m'est terriblement cher. Si j'avais pu deviner que cela faisait tellement plaisir d'écouter le piano de Fofo, je lui aurais dit: mais joue, joue donc. Du reste, je le lui ai dit tout le temps. Mais elle était d'une telle discrétion devant moi. Elle voulait tellement s'effacer toujours. C'était si difficile à lui faire des éloges, parce qu'elle n'en voulait pas, se rendant compte que son jeu n'était, techniquement, pas irréprochable. Et cela justement signifiait si peu de chose pour moi, ce “techniquement". Mais elle faisait comme si elle ne voulait pas me croire. Ce qui me laisse une note de consolation c'est que plusieurs fois, en peu de mots, j'ai pu lui dire une impression essentielle, quand par son jeu l'âme d'une musique, par la fenêtre ouverte et à travers le jardin, pendant que je sciais ou pendant que je binais, était arrivée tout à coup jusqu'à moi, et une âme si belle que les meilleurs pianistes n'auraient pas su la rendre plus émouvante. Mais si je lui avais dit cela dans ces termes, qui pourtant sont véridiques, elle m'aurait ri au nez! Tu la connais. Du reste, en cela, elle et moi nous étions semblables. Dès qu'on veut me faire un éloge, le doute surgit, je vois une imperfection, je voudrais faire dix fois mieux, et je me moque de l'éloge. Aujourd'hui il y a 25 semaines qu'elle est partie de ma maison, 24 semaines qu'elle est morte, et chaque jour encore je me dis: jamais, jamais tu n'aurais dû la laisser partir. Elle était en sécurité chez toi. Tu aurais certainement trouvé le moyen de la guérir.

Pour ma symphonie, que je donnerais volontiers pour revivre un jour à mon choix de notre passé, tu n'auras pas ce que tu désires si tu désires que la guerre finisse avec elle! J'ai encore 4 pages à faire et dans deux ou trois jours tout se sera terminé. Viendras-tu en permission alors? On t'a écrit que Robert le Galou est ici? Il va venir me voir. On causera de Josquin. Je lui donnerai des cigarettes, s'il en veut.

Aucune autre nouvelle. Il fait très beau et j'ai le cœur plein de nostalgie. Anny va partir tout de suite.

Je t'embrasse bien fort, et je voudrais bien te voir. Lorsqu'on faisait ces adieux dans la nuit noire, tu fumais une cigarette, et dans la rue obscure, sans que je t'aperçusse encore, tu faisais un geste de la main qui tenait la cigarette. Cela faisait un cercle de feu dans la nuit profonde, fugitif comme un insecte, comme un éclair. Curieux: je le vois tout le temps ce petit cercle de feu dessiné sur le noir.

Merci de toutes tes bonnes choses, et encore une fois je t'embrasse bien fort

Thys

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA