MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19531118 Matthijs Vermeulen aan Ernst Levy

Matthijs Vermeulen

aan

Ernst Levy

Amsterdam, 18 november 1953

Amsterdam

Herengracht 330

le 18 novembre 1953

Cher Ami,

Ton petit bonjour que je reçus au printemps par quelques lignes du brave Dr Gunning m'a très touché. Cela veut dire que je me suis remémoré, à partir de la Rue Clauzel, notre amitié lointaine, intermittente, et qui a quand-même quelque chose de singulièrement indestructible. Souvent elle me réjouit le cœur. Si toutes les pensées que j'ai pour toi se transformaient en télégrammes (comme j'en ai pas mal de fois l'envie devant un bureau de poste) tu en aurais pu collectionner une quantité sans pareil. C'est curieux ce qu'on ne fait pas pendant une vie, malgré le désir violent et tenace qu'on en a. Au Dr G. j'ai répondu immédiatement que tu es un artiste remarquable, envers qui un mouvement de sa part, pour faciliter ton entrée à Amsterdam, serait indiqué. Jusqu'ici il ne me paraît pas avoir bougé. Il y a toujours des tas de raisons quand quelqu'un veut se tenir tranquille. Moi, dès que m'arriva ton signe, c'étaient cent messages électriques, cent bonnes lettres, restés en plan. Finalement je me jurais de t'écrire pour ton anniversaire. Et me voilà, ce jour d'aujourd'hui.

Les vœux que je fais pour toi sont les mêmes que je fais pour moi et n'ont pas besoin d'être dits; ils font partie de notre substance dont ils s'en suivent naturellement. Il faudrait plus qu'une feuille entière pour les formuler, et heureusement ce n'est pas nécessaire. Mais dire cela, une fois au moins, c'est peut-être utile. Sache-le donc, vieux frère, et sois-en certain. Si seulement la moitié se réalise, l'avenir sera déjà bien beau.

Alors passons à l'actualité du présent. Peu de nouveau. J'ai employé les loisirs des trois dernières années à corriger et à amender le texte français de l'Aventure de l'Esprit, polissant et repolissant. Le bénéfice a été considérable, et depuis l'été ce travail est terminé. Avec autant d'acharnement et de patience j'ai exécuté mon boulot ordinaire, c'est à dire l'article de chaque samedi, qui essaie de verser un peu d'élixir de jouvence dans le cœur des Hollandais en fâchant les uns, et réjouissant les autres. Le résultat n'est pas appréciable. De temps en temps le démon familier me pousse à m'efforcer honnêtement de me rendre impossible. J'obéis avec ardeur. Mais je n'ai pas encore réussi. Les puissants de tout genre me détestent, me redoutent ou m'aiment peu, mais ils savent que j'ai toujours raison et ils s'en fichent. J'agis de mon mieux pour être dans le vrai. Je me maintiens uniquement par la qualité. Cela exige un effort hebdomadaire toujours renouvelé et de plus en plus esquintant. Du point de vue social je n'ai fait aucun progrès. Je gagne moins d'argent qu'un ouvrier non spécialisé. Sans un miracle cela durera jusqu'à mon dernier souffle. Pourtant, je voudrais bien composer encore de la musique à ma façon. Il y a huit ans c'était la dernière fois. C'est long, et à la longue on croirait que cela n'a pas la moindre importance. On tâche de ne pas s'appesantir là-dessus. Le plus ennuyeux me semble que lentement on perd conscience de son identité, qu'on devient étranger à soi-même. On n'existe plus véritablement. On se sent une espèce de fantôme errant. Mais c'est comme ça puisque c'est comme ça. On peut peu. J'ai beaucoup de lecteurs, par contre, depuis huit ans je n'ai pas trouvé un seul ami, seulement parce qu'il n'y a personne, exactement personne avec qui je peux parler des sujets qui m'intéressent, et à la manière dont ils m'intéressent.

Néanmoins, grâce à Thea, ma fée merveille, la vie est bonne. Là, je n'ai qu'à regretter que pour une fée elle doit travailler beaucoup trop. Chaque soir nous sommes dans une salle de concert. Puis son article à elle, pour son journal. Avec ça le ménage, l'enfant, des leçons, et tout et tout. Notre fille va depuis septembre à une école maternelle Montessori qui se trouve à vingt minutes (en vélo) de distance. C'est loin, le trajet, quatre fois par jour! Comme tu sais, nous habitons la cité, où il n'y a que des gens d'affaires. Les tramways toujours archibondés. C'est fou comme tout le monde se remue. Souvent je me promène avec ma fille dans le port, au milieu des bateaux. C'est pour elle, et pour moi, l'endroit le plus agréable d'Amsterdam. Je parle toujours français avec elle. Elle me répond en hollandais encore, mais elle comprend tout. Elle est très forte, très gaie et très tendre. Nous sommes de vrais camarades. On s'entend bien. J'aime mieux une causerie avec elle qu'avec un de mes quatre-vingt-dix collègues.

Et toi?? Crois-tu que le brave Dr G. m'a donné le moindre renseignement sur tes faits et gestes? Non. Pas un mot. Il s'est imaginé sûrement que je suis au courant. Ta dernière lettre est datée du 1er fév. 51! Penses-y, si tu me répliques.

Je te suppose en Europe car tu voudras profiter de chaque chance qui t'est laissée de revoir ces chers pays d'apocalypse. Je t'inviterais bien à Amsterdam si je n'avais pas peur de ne pouvoir t'offrir rien que la compagnie espacée d'une paire d'amis qui besognent de six heures et demi du matin jusqu'après minuit. Même pour un concert qui vaudrait peut-être la peine, je n'aurais pas de place convenable, puisque tous sont autant archicomplets que les tramways! C'est étonnant comme la musique (connue) et les virtuoses (connus) sont recherchés!

Tu feras comme ton cœur t'en dira. En attendant j'embrasserai ma femme de temps à autre de la part du vieux frère et je te serre le main avec une affection inaltérable.

Matthijs Vermeulen.

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA