MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19450304 Matthijs Vermeulen aan Donald Van der Meulen

Matthijs Vermeulen

aan

Donald Van der Meulen

Louveciennes, 4/8 maart 1945

Louveciennes (S et O)

2 Rue de l'Etang

Dimanche, le 4 mars 1945

Mon bien cher Donald,

Quelle semaine curieuse! C'est comme si je ne t'avais pas écrit depuis cent ans. Pourtant les journées ont filé. Qu'est-ce qu'il y a eu donc de si long en elles?

[doorgestreepte alinea:]

D'abord nous n'avons pas pu recevoir ton paquet. Il était resté "en souffrance" par erreur à St Germain. On espère l'avoir demain. Cela a été une véritable désillusion. Enfin, comme dit ta sœur chérie: nous l'aurons si le bon Dieu le veut. Cela me console peu. Pour moi c'est comme si toi-même tu n'étais pas arrivé.

[in linker marge:] Tout s'est bien arrangé.

Ensuite: j'ai passé la semaine à t'attendre. Jusqu'à Vendredi soir dernier train. C'est pour cela aussi que je ne t'ai plus envoyé de lettre, me disant: il vient!

Troisièmement: la visite de Robert Colas, l'ami de Josquin. Je ne saurais pas t'expliquer la force et la profondeur de l'impression qu'il m'a laissée, moitié douloureuse, moitié exaltante, se mélangeant dans une grande émotion silencieuse: singulier effet d'un garçon si simple, si droit, si naïf, si sincère, comme si je le connaissais depuis vingt ans.

Voilà ce qu'il m'a raconté:

Il connaissait Josquin depuis sa rentrée dans le Commando après sa convalescence de sa blessure au genou. Il le voyait pendant que Josquin parlait à son Capitaine qui était tout joyeux de son retour. Ils ont causé ensemble et cette causerie a tout de suite duré quatre heures. Après, il n'a plus pu se séparer de Josquin. "Si je ne le voyais pas pendant une demie heure, je m'ennuyais." Ils ont couché sous la même guitoune depuis ce jour jusqu'au dernier.

Ils étaient six dans le groupe dont Josquin était le chef et dont Robert Colas est maintenant le seul survivant. C'était Victor Buget, dont m'écrivit le capitaine, qui chaque matin faisait le café pour tous.

Au jour du combat du 9 octobre la bataille avait duré depuis 8 heures du matin. Ils avaient gagné deux kilomètres de terrain. Tout se passait dans une longue pente en déclivité, à côté d'un petit bois. A midi Josquin avait encore porté à manger à Robert Colas qui était alors son agent de liaison avec un autre groupe. Sous le feu. "Il aurait pu faire faire cela par un autre, mais il ne le voulait pas." Salut à Josquin. Je vois dans ce geste toute sa grandeur.

A quatre heures ils ont repris la marche en avant. Sous les balles. Ils allaient à trois en ligne. Victor Buget à gauche avec le Fusil Mitrailleur, Josquin au milieu, Robert Colas à droite. Tout à coup Buget tombe. Josquin se précipite vers lui. Après peu de temps voilà Josquin qui tombe aussi. Robert court sur lui à toute vitesse. Il le trouve couché sur le côté gauche. Un petit filet de sang lui court sur le menton. Une balle est entrée par la joue et sortie par la mâchoire. "Ce n'est pas mortel" se dit Robert et il sort un paquet de pansement pour un pansement provisoire. Survient un adjudant qui lui crie: "Allez, ouste, ta place n'est pas ici." Il lui donne même un coup de pied. Robert reprend le combat. Ils ont six mitrailleuses allemandes devant eux. Après une demie heure environ il peut retourner vers Josquin. Il est toujours couché sur le côté gauche, comme s'il était tombé en sommeil. Il le trouve mort. Alors il défait sa tunique et trouve la blessure au cœur, invisible du dehors. Comme ils avaient convenu ensemble il veut prendre les effets personnels que Josquin avait sur lui. Mais Josquin avait déjà été volé. Il ne trouvait plus rien, rien. Même les biscuits qu'il avait dans sa poche avaient disparu. Egalement son imperméable. Aussi sa bague, sa croix et les médailles qu'il portait au cou.

Ce que je ne comprends pas encore entre parenthèses: Comment, par quel chemin détourné, ai-je pu recevoir après ce vol, ce brigandage, le portefeuille de Josquin, avec ses papiers dedans, mais vidé du reste??

Après avoir signalé le vol à l'adjudant il a emporté Josquin. Il l'a veillé toute la nuit. "Il n'avait rien d'un mort. Rien de pâle. Un peu rose. Comme s'il dormait." Le matin il l'a lavé, fait sa toilette. Il l'a rhabillé de son uniforme. Il l'a enveloppé de deux drapeaux et ensuite encore d'un papier vert et c'est ainsi qu'il l'a mis dans une caisse de sapin. Il y a eu un service religieux auquel le capitaine n'a pas voulu assister disant "Ce n'est rien pour moi." La compagnie a présenté les armes.

Ce récit était entrecoupé plusieurs fois par la réflexion: "depuis qu'il n'est plus là, ça n'a jamais été pour moi comme auparavant." Ou: "Je ne pourrai jamais l'oublier."

Il me dit aussi: "Le capitaine m'avait demandé de vous rendre visite. Mais je ne l'aurais pas fait si je ne l'avais pas promis à Josquin." Ils avaient convenu ensemble que l'un ou l'autre irait chez la famille au cas où... En me disant cela il m'empoigne la main avec une vigueur à la fracasser. A Aline il disait encore: "J'aurais aimé mieux que mon frère fût tué que Josquin."

Robert Colas est d'Angers. C'est un garçon très robuste, et très doux. Il est fiancé à une jeune fille. Il s'est évadé de France six mois avant Josquin en passant également par l'Espagne. Il me raconte que Josquin pendant son séjour au consulat à Lérida (dont nous n'avons jamais eu des détails) a fait libérer par son activité une quantité d'évadés français des geôles espagnoles. Tous ces libérés, un évêque en tête, lui ont adressé un témoignage de leur reconnaissance avec toutes leurs signatures. Ce papier aussi a été volé.

Toutes ces choses m'ont bien fait méditer. Ce qui m'a frappé surtout est ceci: Sur l'âme candide de Robert Colas Josquin a laissé en quelques mois la même marque de "inoubliable" que sur la mienne. Il a exactement compris du premier coup qui était Josquin, quel être inappréciable était Josquin. Cela démontre chez Robert Colas une finesse, un pouvoir de recevoir des rayons, une profondeur innée, dont je suis étonné et ravi. Je ne lui ai pas dit un mot de mon opinion, de mes sentiments au sujet de Josquin. Et ses paroles, ses récits me dessinaient lentement, trait par trait, exactement la figure de Josquin telle que je l'aurais dessinée moi-même si j'avais été dans le cas de Robert Colas. Son image de Josquin était pareille à la mienne, que je connaissais depuis tant d'années. Je trouve cette compréhension chez un garçon simple et sûrement très brave, très valeureux, – purement merveilleuse. Cette visite, à neuf heures du matin déjà, il venait tout droit du front d'Alsace, m'a fait une impression ineffaçable. Je voudrais bien le revoir. Il me l'a promis, en essayant de me fracasser la main! ce qui heureusement n'est pas facile.

Quatrième évènement de la semaine. Nous avons reçu (à l'adresse de Fofo et moi) par la Croix Rouge un message de Roland. Il date du 13 novembre. Il a donc voyagé pendant plus de cent jours!

Il écrit: "Cher Theys, Fofo, Anny, Josquin, Donald, tout va bien. Toujours au jardin. Loge en baraque, bien. Bonjour à tous. Joyeux Noël. Vous embrasse bien fort, Roland Vermeulen."

Que faire? Il ne sait encore rien de Fofo et de Josquin. Probablement, certainement il se console dans les heures de tristesse avec l'espoir de se revoir tous ensemble, autour de la table, à la Bicoque, comme je l'avais espéré, comme je l'avais voulu moi-même.

J'ai droit à vingt cinq mots pour lui répondre. Vingt cinq mots pour détruire cet espoir, cette consolation! Et qu'est ce qu'il dirait d'une petite lettre où manque la signature de Fofo?

J'ai décidé ne pas répondre du tout à Roland. Ma réponse ferait aussi un voyage de cent jours au moins. Ce sera bien miracle si pendant ce temps les Russes ne sont pas à Leipzig et même à Münich. Et s'il ne voit rien venir il pourra toujours l'expliquer par la désorganisation de la Poste. Cela vaut mieux que deux affreuses nouvelles en vingt cinq mots. Pauvre Roland. Vraiment je ne saurai pas comment le lui apprendre quand je le reverrai. Et pour moi, chaque fois que je dois la dire à quelqu'un la nouvelle est toute neuve.

Robert Colas a raconté encore:

Après la mort de Josquin j'étais comme fou de douleur. Dans tous les coins je voyais des Allemands. Pas de peur naturellement. L'adjudant s'en est aperçu et il m'a envoyé en patrouille, alors c'est passé. Mais à la prochaine attaque j'ai tué au couteau tout ce que j'ai pu, même ceux qui demandaient grâce et pendant que je les tuais je récitais les vers de Racine sur Jézabel.1

Avec cela, étant très doux, il est encore très pieux et il raconte cette épisode digne de la légende dorée:

Un soir nous campions dans une vieille grange. Nous étions 25. Au mur de la grange il y avait comme c'est l'usage dans ce pays, un grand Christ. Lorsque les gars le voyaient ils rigolaient, se moquaient de lui, le décrochaient et voulaient le mettre dehors. Alors Josquin et moi nous avons pris le Christ dans notre coin et tout le monde est allé dormir. Alors pendant la nuit deux obus de 88 sont tombés sur la grange. Ils ont tué dix hommes, et en ont blessé treize. Nous deux seuls dans notre coin n'avions rien.

Que dis-tu de tout cela?

Les autres jours de la semaine je les ai passés à relire ma symphonie. Elle m'a merveilleusement réchauffé. J'en suis content. Et si je n'avais rien fait dans la vie que cette symphonie je pourrais être content. Elle a des richesses, et dans le fond et dans la forme, qui seront encore longtemps inconcevables pour ceux qui ne connaissent que les procédés existants des compositeurs, sans en excepter les meilleurs, et ce sont des richesses qui resteront encore longtemps inaccessibles, mettons difficilement accessibles, même quand elles seront devenues concevables pour les autres. Je peux bien dire cela à toi! Cela ne gêne personne pour le moment, et c'est la pure, l'exacte vérité. Avec la même certitude que je peux dire que demain il sera lundi, je peux dire que cette symphonie à elle seule contient assez de neuf et d'assez vivant pour faire renaître toute la musique, la musique entière.

Tu vois, pour une fois je n'y vais pas mollot!

En attendant j'espère bien que demain lundi il y aura pour moi une lettre de toi. Car il me semble aussi qu'il y a cent ans que tu ne m'as pas écrit.

Et maintenant je ne sais plus rien.

Je te dis merci d'avance, je t'embrasse de tout mon cœur et bien fort,

Thys

Jeudi 8 mars

Ce matin j'ai trouvé dans la boîte ta lettre de Châteauroux du six mars. Enfin! Comme tu vois: pour expédier celle-ci j'ai encore attendu pendant quatre jours le courrier de Paris. Maintenant je m'y décide.

Ainsi que je te l'ai dit en première page de cette lettre: tout s'est bien arrangé. En déballant ton paquet j'étais véritablement émerveillé et ému. Quelle gentillesse de ta part. Elle mérite toute la chance que nous avons eue. C'était parfait. Même le bouchon défectueux de la petite bouteille avait fait son devoir. Quant au contenu il est délicieux et de premier ordre. J'ai toujours l'espoir que nous causerons sur le reste ensemble de vive voix un de ces jours. Balou est ici et depuis hier le village a appris que vous êtes au repos. Alors nous croyons automatiquement que ton repos aussi va se changer en permission. Néanmoins je t'envoie ces bouts de papier. Même s'ils se perdent il n'y a rien de perdu. Mais je ne veux pas les allonger et alourdir.

Quel beau voyage tu as fait! Ici aucune nouvelle, sauf ce qui précède.

Je suis bien heureux de ta bonté, de ta sollicitude, de tes beaux jours, et encore une fois je t'embrasse très fort,

Thys

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA

  1. Racine sur Jézabel: zie Athalie (= de moeder van Jezabel) van Jean Racine (1690).