Ernst Levy
aan
Matthijs Vermeulen
Dorchester, Illinois (USA), 25 januari 1954
4921 S. Dorchester
Chicago 15, Illinois
le 25 janvier 54
Mon Vieux Frère d'Armes....
Ta lettre fut une surprise – une excellente surprise. C'est vrai, notre amitié est indestructible – et vraiment au-dessus des nécessités de communication matérielle... mais quand-même – quand-même – ça fait du bien, la manifestation, quelquefois!!!! Après tout, Dieu lui-même a trouvé utile de "condescendre", si j'ose m'exprimer ainsi! Ceci n'est pas du tout pour insinuer un reproche si léger soit-il. En effet, c'était plutôt à moi d'écrire, et depuis longtemps. Je ne l'ai pas fait – pourquoi? Voir tes propres raisons!! Mais assez de verbiage. Voici un petit aperçu des dernières années – au fait, j'ignore depuis quand on est restés sans contact.
Je crois que tu sais que depuis janvier 1949 je suis à Chicago, prof. à l'université. Depuis l'an dernier, également prof. au Chicago Musical College. Pour rester dans la même ligne, j'ajoute tout de suite que le Ch. Mus. College va probablement fermer ses portes après plus de 90 ans d'existence. Donc, nib de cette situation, à partir de l'été prochain. En même temps, j'ai reçu de l'université, qui a changé de ligne de conduite depuis le départ de Hutchins, l'avis que mon contrat ne sera pas renouvelé. Donc, nib de cette situation également, à partir de l'été! Tu vois que du point de vue terrestre, je ne suis pas en ce moment dans une passe bien réjouissante. Il faudra trouver une solution, bien entendu. Je m'y emploie. Depuis l'été 1952, je suis remarié. Ma femme est peintre.
Ma mère est décédée en mars 1952, le jour où je conduisais ici la première exécution de ma 12ième symphonie. J'ai dû vider la maison de la Eulerstrasse, et vendre l'immeuble. Un demi-siècle qui part d'un coup... Ta lettre, du fait qu'elle fut adressée à un lieu coupé de mon présent, ne m'est parvenue qu'avec beaucoup de retard. Mon fils Matthys est en Corée depuis près de deux ans. Il revient en mars, si tout va bien. Il est ingénieur. Mon autre fils Frank est en ce moment avec nous, car il étudie à l'université, pour son "master's degree" (musicologie). Il est devenu un excellent musicien – violoncelliste, et commence à composer pas mal du tout. Les deux fils sont très bien réussis, et j'en ai une grande joie, et des joies...
Du point de vue travail, j'ai écrit plusieurs articles musicologiques, puis j'ai fait un travail sur les proportions du Vieux Clocher de Chartres – ce sera publié (en anglais, bien entendu) dans un bouquin sur "La Cathédrale" d'un collègue du dpt. d'histoire de l'art. J'ai écrit pas mal de pièces pour piano, et beaucoup de musique de chambre. Je viens de terminer une opéretta buffa à être représentée chez nous et par nous! – et voilà très grosso modo, les faits et gestes de ces dernières années. Somme toute, le tissage connu et classique de joies et de tristesses qui fait la vie – mais l'important: la puissance de travail pas diminuée.
Cela m'attriste de savoir que tu ne composes pas. Je comprends les difficultés physiques, avec ton métier de chien. Cependant, je me demande s'il n'y a pas d'autres raisons. On en parlera un jour. Un jour... quel jour? Je ne sais pas encore si je pourrai aller en Europe cet été, comme de coutume. Tout cela dépend comment se développe la situation ici. Mais même si je viens, j'avoue que j'aurais trop peur de vous déranger. C'est fou, le travail que vous accomplissez. Ne prenez-vous donc jamais de vacances? Vois-tu, on aurait besoin de beaucoup de temps pour parler – et peut-être du temps avant pour se mettre en train de parler – et venir exprès à Amsterdam pour ne se voir qu'à des moments perdus risque fort de laisser des impressions de – moments perdu. Tu comprends.
Ton livre est vraiment tout à fait remarquable. Ta conception d'un dieu-artiste me plaît énormément. Tes notions de métempsychose redonnent vie à un vieux concept pythagoricien. Mais essentiellement ta doctrine est celle indiquée par le mot de la Bible: "Dieu fit le monde pour qu'il soit fait" – ce qui, au dire des meilleurs interprètes, veut signifier "pour que l'homme continue à le faire", ou à le parfaire. J'aime tendrement ton style poétique, ton imagerie. J'espère que tu as raison par ce que tu conclues. J'en suis moins sûr que toi, mais cela n'a pas la moindre importance; cela ne touche en rien ton ouvrage qui est profondément émouvant. – Tu sais – tu as beau taper sur tes compatriotes (j'en fais de même pour les miens!) – mais les Hollandais ont quelque chose de singulier lorsqu'ils se mettent à penser. Je lisais l'été dernier, à la montagne, la correspondance de van Gogh avec son frère. Eh bien – j'ai tout de suite pensé à toi. Un je ne sais quoi – une tournure d'esprit – une manière de s'exprimer – une manière d'être religieux. Un certain fanatisme, sans arrogance du reste. Une certaine naïveté fertile à regarder les choses. Es-tu d'accord?
Eh bien, mon Vieux – cette missive ne peut pas se comparer à la tienne, parfaite de forme et de fonds. Je ne suis pas en veine d'écrire, mais je ne voulais pas te faire attendre trop longtemps, pour te remercier, et pour te retourner tes vœux – "revus et augmentés"!
J'oubliais de te dire qu'Elsa est toujours à New York, mais nous l'avons eue ici pour Noël – on était tous réunis sauf pour Matthys – c'était gentil. Je n'ose pas te demander de m'écrire bientôt – je sais trop combien c'est difficile – mais quand-même, cela me ferait rudement plaisir. Parce que, comme tu dis, après tout, il n'y en a pas tant et tant avec lesquels on puisse "causer" – encore qu'il me faut dire que je semble être mieux partagé que toi, sous ce rapport, car j'ai ici d'excellents amis – et je veux dire ce qui s'appelle des AMIS, pas des connaissances, desquelles il y en a toujours de trop.
Je t'embrasse de tout cœur – et n'oublie pas de transmettre l'expression de mon amitié à ta femme.
Ernst Levy
Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA