MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19501027 Matthijs Vermeulen aan Ernst Levy

Matthijs Vermeulen

aan

Ernst Levy

Amsterdam, 27 oktober 1950

Amsterdam

le 27 octobre 1950

Heerengracht 330

Mon cher Ami,

Cette année, bien plus que les années passées (mais peut-être autant, qui sait?) j'aurais aimé te revoir, ne fut-ce qu'une heure. Je ne sais pas pourquoi. Il est vrai que ces instants sont coûteux. Par quelque hasard, temporaire, nos phynances [sic] vont mieux que les temps précédents. Tu vois déjà la première idée qui m'est venue en lisant ta lettre: Voyage, pour une fois à mes (à nos) frais! Seulement je ne sais pas comment m'arranger avec ces maudites prohibitions des changes. Si tu trouves un moyen viens alors quand-même. Pour nous arranger une matinée, ou une soirée tranquille. Tu emporterais ici ta symphonie de la onzième heure! Je voudrais bien voir enfin ce que c'est qu'une âme qui se perd dans le diatonisme et la polyphonie! Je voudrais bien apprendre aussi de quel genre sont tes travaux sur le vieux clocher de Chartres. Est-ce qu'il y aurait encore du Pythagore dedans? Bien possible; et bien curieux.

Dommage que tu ne penses à moi qu'après avoir goûté et épuisé les autres délices. A la fin de juillet (lorsque tu débarquas) nous avions justement quinze jours de vacances! Ce n'est pas long. Mais cela aurait été si commode et si bon d'arranger un colloque à tête reposée, hors du vacarme, de la ville, dans une petite maison au bord d'un bout de bruyère presque silencieuse encore. Maintenant nous sommes de nouveau dans le train-train habituel. Tu connais le répertoire cosmopolite, universel des orchestres et des solistes; tu connais aussi la façon dont ils l'exécutent. Par malheur Van Beinum (l'unique chef d'orchestre que je compte ici) est tombé malade. Il souffre du cœur, comme tant d'autres, seulement un peu, beaucoup plus gravement, je crains. Cela me chagrine; cela me dépayse même. Car ce que feront ceux qui le remplacent, on le sait d'avance.

En attendant nous allons bien, heureusement, et pas trop mal. Ma grande fille est toujours pérégrinante et à la chasse d'un bonheur temporel et spirituel, en se contentant de l'attente. Mon fils Roland s'est acheté quelque part en Vendée une "Epicerie moderne", il a une fille et un garçon. Donald demeure toujours à Louveciennes, travaille dans la Radio, et a également deux enfants. Josquin a reçu posthumément la Médaille Militaire. Notre petite Odile est un modèle, assez rare je crois, d'activité et de contemplation à la fois, de vivacité et d'attention. Elle se développe favorablement. Depuis un an je travaille à une traduction de L'Aventure de l'Esprit en français. Elle est prête maintenant, sauf la dactylographie. Si tu me donnes ton adresse exacte je t'en enverrai un exemplaire. Je tiens beaucoup plus à ce livre qu'à toutes les autres choses que j'ai entreprises durant ma vie. C'est le seul de mes ouvrages dont j'ai l'impression nette de l'avoir reçu gratuitement, quoique j'aie dû fournir un effort immense, mais pleinement heureux, pour l'acquérir. Cet été et cet automne on a joué deux fois la Passacaille et le Cortège du Vliegende Hollander. Tu te souviens? C'était, si je ne me trompe, ton début comme chef d'orchestre. Après les vingt ans que je ne l'avais pas entendue je m'en trouvais aussi content que ce matin au Moulin de la Galette, bien que l'exécution (après plusieurs répétitions dont tu ne disposais pas!) fût moins bonne. Cela m'a remué beaucoup de souvenirs. N'importe; il paraît que la musique a remporté un franc succès.

Voilà le principal que je t'ai à dire. J'attendrai ton adresse exacte et des renseignements complémentaires sur ton clocher de Chartes. Embrasse ta mère de ma part. C'est tellement insondable le cœur d'une mère. Je verrai toujours la mienne, qui m'envoie ses derniers regards à travers la lucarne d'une porte qui allait nous éloigner pour longtemps. La tienne t'attendra aussi tant qu'elle pourra, et refera le miracle de son amour tant qu'elle pourra. Même ensuite, je pense.

Nous t'embrassons fraternellement, Thea et

ton frère d'antan

Matthijs

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA