MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19471001 Donald Van der Meulen aan Matthijs Vermeulen en Thea Vermeulen-Diepenbrock

Donald Van der Meulen

aan

Matthijs en Thea Vermeulen

Wenen, 1-2 oktober 1947

Vienne le 1er Octobre 1947

Cher Thys, chère Théa,

Enfin quelque chose de vous, de toi je veux dire! Quelle joie de recevoir ces lignes, quel changement dans la vie ordinaire et surtout cette photo. Merci mille fois d'avoir pensé à me l'envoyer. Une aussi longue lettre et une photo mais mon Dieu! c'est comme une visite de toi que je rêve si souvent les jours où ma petite Clarisse me laisse finir mes rêves (plutôt les nuits). Je comprends votre impatience d'avoir des nouvelles de ce nouveau et petit être de la famille et tes reproches de ne pas écrire si souvent. Mais je n'ai pas attendu ta lettre pour t'en communiquer tu as déjà en recevoir une avec notre photo qui a croisé la tienne. Encore une belle harmonie! A propos de ta photo j'ai eu plaisir à constater ta "reprise du poil de la bête" comme tu dis. Ce bonheur que tu décris dans tes lettres est bien celui qui se lit dans ton regard. Et tes joues se remplissent: voilà un signe de paix dans le monde! Quand je pense à toi, j'ai toujours cette image, à la fois physique et spirituelle, de jeunesse. Je crois en ta jeunesse éternelle. Hors il n'y a pas deux jours ma belle-mère, qui avait oublié ton âge me le demandait. Je fus un peu étonné moi-même par ce chiffre que l'année prochaine va former. Mais ce matin cette apparition à enlever [lees: a enlevé] mes craintes de te retrouver un jour changé dans un sens que l'on regrette. Ta "verdeur" ne fait aucun doute, d'ailleurs tu es méconnaissable si je prends l'image où tu te penches sur ton Ave Maria. Tu es en train de soutenir mon (ou notre) vieux Trine. Cette harmonie dans laquelle tu vis se reflète le mieux dans ton visage. Soutiens la thèse jusqu'au bout. Tu te rappelles le chiffre à atteindre? Je viens de montrer cette photo à une camarade de bureau: elle t'abats 10 ans d'un coup.....

Pour l'instant Clarisse n'a que 6 semaines. Elle est pourtant très forte et très vivante. Une voix! un scandale pour une famille de musiciens! Elle a pris bon poids jusqu'ici, demain elle va faire environ 3K, 750. Cette naissance prématurée est naturellement anormale. Je la considère comme tout à fait normale car ainsi je peux rentrer en France avant le commencement de l'hiver. Pourquoi ne suis-je pas rentré avant la fin de la grossesse? Une naissance en France coûte cher. Ici rien. Trudi qui est de constitution moyenne a déjà été déchirée par cette petite tête lors de la naissance, rends-toi compte si l'enfant avait pris 3K, 70 comme elle le devait, du mal qu'elle aurait eu. C'est donc par égard pour sa mère qu'elle s'est pressée. Et puis ça restera peut-être une fine nature, ce qui me plairait beaucoup. Comme tu le sais déjà elle est venue avec des cheveux noirs au monde. Ceux-ci s'éclaircissent on dirait qu'elle sera blonde plus tard. Ses yeux restent bleus et le soir elle aime bien à regarder autour d'elle et l'étonnement est la principale expression. Elle est bien musclée. Les mains sont grandes. L'appétit encore plus. La dissipation aussi. J'aime beaucoup à me promener avec elle. Dimanche elle m'a réveillé à 3H du matin. Je n'ai pu me rendormir. Vers 6H je l'ai emportée dans sa voiture faire un tour pour que la mère qui est fatiguée puisse dormir un peu plus longtemps. Cette envie de partir avec elle m'est venue d'une bouffée d'air pur et si frais du matin d'automne. Elle a tellement besoin d'air pur! Quand elle reste un jour sans respirer l'air frais elle devient falote et je n'aime pas ça. Ayant descendu les deux étages avec ma voiture d'enfant dans les bras je me suis dirigé vers la Karlsplatz, cette place si grande avec cette majestueuse église aux deux colonnes où l'air est d'habitude très bon le matin. Malheureusement ce jour un nuage de fumée des camions était déjà là. Je rebroussai chemin en direction d'une autre place à côté [de] la Schillerplatz dont le parc est à moitié enfoui sous les décombres. Schiller prétentieux lit toujours dans son livre, mais le petit ange d'amour qui orne le buste de Lenau a sa main brisée et son arc à moitié cassé. Plus de flèche pour transpercer le cœur. En a-t-il jamais eu dans cette ville? Je fis donc le tour du vénéré ancêtre en admirant les belles formes des statuettes l'entourant. En face l'école des beaux-arts. Quelle bonne atmosphère inspiratrice. Je sens toujours en moi ce désir de m'adonner à ces belles choses qu'amène les études. Et c'est parce qu'il est profond qu'un jour j'y serai amené encore, ainsi que ma femme et ma fille. En tournant autour de cette statue, j'en venais à déplorer le lamentable côté de la vie des hommes, côté qui les oblige parfois à amener leur corps à d'autres occupations que celle qu'ils désirent, afin d'assurer le pain quotidien. Non pas que ce soit une lamentation morbide, mais une simple constatation. Un petit regret. Tu vas me dire pourquoi t'es-tu marié si tôt? La chose se contredit matériellement. Mais toi, tu dois comprendre ce bonheur qu'apporte un enfant, ce sentiment de tranquillité, de paix. En somme j'ai le sentiment de m'être "assis" si drôle que l'expression peut être, avec l'impression d'avoir attendu longtemps pour m'asseoir. Non pas par fatigue, mais simplement pour le plaisir de s'asseoir. Je crois qu'il y a longtemps que j'aspirais à cela. Tu as du remarquer la chose, ma manie de vouloir éduquer les enfants des autres. J'ai maintenant la matière sous la main. D'où le désir de m'asseoir aussi dans la vie des hommes. C'est naturellement impossible. Et ça ne me coupe pas l'appétit pour cela. "On dit" (le général disait) faites vous une situation et mariez-vous. J'ai fait le contraire et je prétends avoir mieux fait. Les règles de la société sont avant tout sèches et sans sentiments. La connaissance des joies que la nature réserve à un homme, vaut la peine d'aller à rebours de ces règles. Pour notre part nous nous en trouvons très bien. Au contraire je trouve qu'un jeune homme appelé aux choses auxquelles je crois être encore appelé, y va d'un pas bien plus allègre, bien plus sain. Tel est mon état d'esprit. Tel était-il ce dimanche matin dans ce parc viennois où une fois seulement Clarisse me fit voir ses yeux bleus, tellement elle dormait bien.

Je suis sur le pied de départ en ce moment. Roland m'a offert de garder les cochons à Noyon, seul moyen d'avoir un logement paraît-il en ce moment. Je lui [ai] répondu avec plaisir si seulement je suis seul dans la ferme et si je n'ai pas besoin de côtoyer des croyants. Tu vois ça prend exactement le chemin que je désirais...... Je pense que quelques années à la campagne ne feraient pas du mal. C'est tout de même un peu fort de café. Enfin si ma Clarisse en prospère mieux et Trudi aussi vas y pour les cochons.

Nous habitons pour le moment chez une brave dame qui nous aime beaucoup, quoiqu'elle redoutait beaucoup cette einquartierung, auparavant. Son mari un officier doit revenir de captivité de Russie un de ces jours. Aujourd'hui pour la 1re fois elle m'a prêté son poste de TSF pour entendre la 1re symphonie de Bizet. Première chose qui entre dans les oreilles de Clarisse. Très beau, très jeune cette phrase légère des violons dans l'allegro, je crois. Si je me rappelle tu m'as dit qu'il avait 18 ans lorsqu'il l'a composée. C'est vraiment beau. Du festival de Salzburg j'ai quelques retransmissions. De Mozart principalement. Mon Dieu! voilà les pierres de ce monde que je voudrais retrouver à jamais – Dimanche j'ai entendu la 8eme de Beethoven. Comment ne pas voir le monde dans l'allégresse, la vie créatrice? Beau, ces quelques lignes de toi sur Fofo, j'ai pensé aussi à cette coïncidence. Je n'osais par une lettre amener un nuage, peut-être et pourtant je savais intérieurement que "tout" était en ordre, en harmonie, et combien je suis heureux de lire ces lignes. Je pense beaucoup à Fofo et je crois qu'elle est contente de moi parce que je l'aime beaucoup plus qu'auparavant. Autant d'allégresse, de joie que l'on peut trouver dans ce monde, je crois que cette peine, qu'a fait entrer en moi la séparation ne s'éteindra jamais.

Cher Miaw, je t'embrasse bien fort. Embrasse Théa de ma part. Je voudrais bien vous voir. De bons baisers de Trudi.

Donald.

[ op ommezijde van laatste blad:] Vienne le 2- octobre 1947

Faisons encore un échange de photos veux-tu? En voici une du jour de mon mariage où j'ai un peu moins l'air "lune de miel" comme tu as certainement dit! Je trouvais Trudi moins bien que sur celle que tu as déjà reçue aussi j'en ai fait faire des petites seulement. Est-ce ton avis?

Je voudrais bien avoir une de Théa. Ma belle-mère, qui m'aime bien, est déjà jalouse quand je parle de Théa! Ces gens sont un peu primitifs mais très touchants. Anny, lors de ses contacts avec eux, n'a rien voulu en savoir.

N.B. Ne crois pas que je n'en parle pas dans cette lettre, que les détails sur ton travail ne m'intéressent pas. Au contraire, je suis avec passion l'évolution. Raconte-moi aussi ce que deviennent tes amis.

Cher Miaw encore une fois de bons baisers à tous deux –

à bientôt

Donald.

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA