MATTHIJS VERMEULEN

Matthijs Vermeulen

aan

P. Lagarenne en zijn vrouw

Louveciennes, 4 juli 1946

Louveciennes

4 juillet 1946

Cher Monsieur et

Chère Madame Lagarenne,

Vous vous demandez peut-être de temps en temps ce que devient votre locataire et en effet, si le loisir ne m'avait manqué, je serais inexcusable de ne pas vous avoir mis plus tôt au courant des changements qui vont se produire dans ma vie.

D'abord j'ai dû décider à me rapatrier, je peux dire expatrier, car quitter la France où j'ai de si longs et si chers souvenirs, c'est bien cela pour moi. Mais comme vous le savez je gagnais mes moyens d'existence en collaborant à un journal des Indes Néerlandaises. Et j'ai cru pendant la guerre que je pourrais très vite reprendre le travail. Qui aurait dit que le monde serait si malhabile à retrouver son équilibre? Car pendant plusieurs années encore, c'est certain maintenant, il n'y aura pour moi rien à faire dans l'île de Java. Pourtant, je ne puis pas continuer de vivre éternellement des subventions de mon Consulat, comme j'ai fait durant cinq ans déjà. J'ai donc écouté l'invitation d'un ami qui me conseilla de retourner aux Pays-Bas et de chercher et reprendre l'activité d'écrivain et de musicien que j'exerçais autrefois. Cela m'a réussi au-delà de toute attente. Les Hollandais, heureusement, ne m'avaient pas oublié, et ma nouvelle existence là-bas s'annonce favorablement.

Ensuite, et en même temps que s'organisa ce rapatriement artistique, j'ai eu le bonheur de trouver une compagne qui veut s'ajouter dans mon cœur à la femme qui m'a été si chère et qui m'avait donné Josquin. Elle est la fille de mon propre maître qui m'a enseigné le meilleur de la musique et qui est justement considéré par les Hollandais comme leur plus grand compositeur. Elle et moi nous nous entendons en toute chose, par surcroît je l'aime et elle me donne son amour. Elle s'appelle Thea Diepenbrock. Nous nous marierons, très simplement à Louveciennes, au mois d'Août.

Je devrai donc quitter la chère Bicoque. Mais je voudrais en même temps, si vous y consentez, la garder.

Toute la question (pour moi) est: comment régler les comptes que j'ai avec vous, qui avez été si généreux et aimable pendant toutes ces années creuses, comment vous payer mes dettes?

Pour le moment j'ai peu d'argent, surtout par rapport à ce que je vous dois, et comme vous le savez, il est presque impossible, à cause des restrictions sur les devises, d'en faire venir de Hollande.

Mais on peut raisonnablement penser que cette situation ne durera pas toujours. Et en attendant des communications internationales plus faciles, je voudrais vous proposer l'accommodement que voici.

J'ai un ami à Paris, journaliste, collaborateur à la Radio, et dont la femme est une excellente pianiste, qui aimerait bien d'avoir la Bicoque, en dehors de son appartement à Paris, comme habitation dans la banlieue. Moi, je resterai votre locataire. Mais cet ami vous enverra chaque mois le prix entier du loyer, que, je crois, vous pouvez légalement augmenter, mais que, j'espère, vous n'augmenterez pas trop. Je garderais donc pour les mois du printemps et de l'été une maison à Louveciennes, pour y passer nos vacances. Je laisserais ici tout en place, sauf quelques livres que j'emporterai. Vous pourrez considérer, tant que je n'aurai pas réglé mes dettes avec vous, mon piano, qui vaut actuellement 80.000 francs et dont la valeur pour plusieurs années encore ne peut que monter, et les autres choses que j'ai ici, comme appartenant à votre maison et comme gage que je suis content de pouvoir vous offrir.

Dès que vous le voudrez je serai heureux de m'entretenir avec vous sur ces questions, soit chez vous, soit ici. J'espère que vous êtes avec tous les vôtres dans une bonne santé. Et je vous prie, Cher Monsieur et Chère Madame Lagarenne de vouloir agréer l'assurance de mes sentiments les plus respectueux, les plus reconnaissants et les plus dévoués,

MV

afschrift

verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA