MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19460516 Ernst Levy aan Matthijs Vermeulen

Ernst Levy

aan

Matthijs Vermeulen

Bennington, Vermont (USA), 16 mei 1946

Bennington College

Bennington, Vermont U.S.A.

le 16 mai 1946

Mon cher Vieux,

Tu le croiras ou non, mais l'unique raison pourquoi je ne t'ai pas écrit est d'une bêtise et d'une banalité effrayantes. Je ne savais plus ton adresse! J'ai essayé maintes fois de l'avoir, par mes amis de Paris, mais pour une raison ou autre − sans doute les difficultés techniques de communication – l'absorption de chacun par les nécessités immédiates de la vie − on ne m'a jamais rien écrit à ce sujet. Or je viens de recevoir, ce matin même, une lettre de Mr. Julius Hijman de Kansas City, me donnant de tes nouvelles, et... l'adresse tant attendue. Et me voici...

Mon pauvre Vieux − on ne sait pas où commencer. Mais d'abord: malgré tout, malgré les catastrophes, malgré les années, malgré le monde, on reste pareil à soi-même, n'est-ce pas? Donc: donnons-nous la main, et fumons une pipe (plus de Schippers hélas!)...

Je sais les malheurs qui t'ont frappé. J'ai reçu, en 44, une lettre de Josquin à laquelle j'avais répondu immédiatement. Je t'envoie cette lettre, en te priant de me la renvoyer. Sans doute te sera-t-elle pénible à lire, ou plutôt douloureuse... mais d'autre part je tiens à ce que tu saches par un témoignage de plus le chic type que fut ton fils Josquin, et je voudrais aussi que tu saches ce que j'ai pu apprendre par cette lettre... la seule nouvelle directe que j'aie eue de vous depuis mon départ.

Où a-t-il trouvé la mort? A-t-il souffert? J'espère que non...

Et ta femme... j'avoue que je ne peux absolument pas m'imaginer qu'elle ne soit plus... Parle-moi de tout cela...

Il paraît que ta fille veut vraiment entrer au couvent – cela ne me surprend point, puisqu'elle a eu ce penchant depuis si longtemps.

Et toi − tu va rentrer à Amsterdam! Il faut me donner tous les détails là-dessus! Et n'oublie pas de me donner ta nouvelle adresse aussitôt!

Tes symphonies. Ta Quatrième se trouve en Suisse, chez Faller. Je te dirai dans un moment pourquoi je ne l'ai jamais reçue. Et tu as écrit une Cinquième! Et puisque nous en sommes au chapitre de tes oeuvres, tâche donc de m'envoyer ta sonate pour violoncelle et piano que j'ai l'occasion de faire entendre ici; je la jouerai immédiatement. Mon exemplaire était resté à Paris avec toute ma bibliothèque. Et écris-moi quelque chose que je pourrai jouer avec mon petit orchestre du College. Comme c'est un orchestre dont la composition est "flottante", il faudrait quelque chose qui soit écrit comme pour un orchestre à cordes; je ferai alors l'orchestration selon les données de mon groupe − comme au bon vieux temps! Ceci encore, je pourrai faire jouer immédiatement. Bref: il faudra qu'on reprenne le fil sous tous les rapports, et intensément! Je crois qu'il n'est pas nécessaire de te dire que jamais je ne t'ai quitté de pensée et d'affection un seul instant, et la seule amertume que j'aie éprouvée du fait de notre amitié provenait de mon impuissance de te la prouver... une chose dont j'ai toujours souffert, mais qui ces dernières années a été particulièrement pénible.

Maintenant, je suppose que tu voudras savoir quelque chose de moi.

Tu sais pourquoi j'ai quitté l'Europe. Mes enfants se trouvaient de ce côté-ci, et il a fallu que je vienne afin de gagner la croûte peur eux. Ce n'est qu'après une lutte désespérée que je me suis enfin décidé. J'avais l'impression d'une désertion, et pourtant je n'ai choisi de partir que parce que c'était là mon devoir le plus élémentaire, le plus urgent. Mais je n'ai jamais pu me guérir de cette rupture, et je n'ai jamais pu me faire à ce pays où je suis et resterai un étranger dans le sens profond du mot. Ceci, tout en reconnaissant les côtés positifs de la vie d'ici. C'est pour te dire que je ne suis pas "têtu" − mais que veux-tu, à notre âge, on ne peut pas se transplanter sur la lune – et c'est à peu près ça...

Pendant quatre longues années, j'ai été à Boston, professeur au Conservatoire, donnant trente heures de... solfège (!) par semaine − très peu de leçons de piano. C'était l'enfer. Enfin j'ai donné ma démission et j'ai eu la veine de trouver une situation ici à Bennington. Situation très agréable, je dois le reconnaître: la campagne, un peu de montagne, un milieu intéressant... Pour nous, si l'on n'a pas une situation comme chef d'un grand orchestre (et encore!) les seuls endroits où l'on puisse un peu vivre sont les universités et "colleges". Ce sont des oasis spirituels dans un désert général. Je donne un cours de musique − litérature, acoustique, tout ce que je veux −, un cours de composition, et je dirige le petit orchestre. On fait de la musique de chambre entre professeurs, pour les étudiantes; on donne des récitals now and then − le tout me semble être le paradis après Boston... un paradis relatif, bien entendu, mais enfin, c'est possible. Si c'était à Paris, ce serait une vie épatante... Je n'ai pas beaucoup joué − une fois avec le Boston Symphony, des récitals et conférences par-ci-par-là − je crois que la saison prochaine j'aurai un peu plus d'"apparitions publiques"... Au fond, je m'en fiche, mais enfin, je suis resté un peu pianiste, et: un pianiste, faut qu'ça pianote! Ma Neuvième a été exécutée à New York en mars 1945 avec beaucoup de succès et sans aucune conséquence − nous connaissons ça, hein... J'ai écrit: une dixième symphonie, appelée "France" (une heure de musique), une cantate pour voix de femmes et quatre parties d'accompagnement, que nous avons donnée ici à Noël (textes de l'Ecclésiaste), un "Kaddish" pour chœur mixte, ténor solo (Cantor) et orgue qu'on vient de donner dans une synagogue de New York, et... 11 pièces pour piano − les premières! Je t'enverrai de la musique lorsque tu seras installé en Hollande − je ne veux pas contribuer à rendre ton déménagement plus difficile! Quelle tristesse, ce déménagement... mais aussi, quel espoir! On ose espérer que tu trouveras un "climat" différent que lorsque tu as quitté ta patrie. Ils s'apercevront qu'ils ont besoin de types comme toi (je dis "comme toi" tout en sachant que tu es un exemplaire unique!!).

Elsa et les gosses vivent à New York, qui est à 5 heures d'ici. Elsa travaille dans un atelier de réparation d'objets d'art en porcelaine − un travail qu'elle aime beaucoup. Les gosses sont épatants. Matthys veut devenir ingénieur, Franki − musicien. Il joue du cello, et il est absolument fanatique de musique. Matthys joue un peu de flûte, pour son plaisir, et fait partie d'un orchestre d'amateurs. Ils ont maintenant 15 et 16 ans. Je les vois assez souvent − mais pas assez souvent. Ma situation matérielle est loin d'être brillante, mais il ne faut pas se plaindre, malgré mon amertume de ne même pas avoir la satisfaction de pouvoir faire une vie aisée aux miens, après avoir tout sacrificié pour eux. Comme tu dois le savoir, Elsa et moi sommes divorcés depuis décembre 1941. Immédiatement après, j'ai commencé les démarches pour faire venir Linet, démarches qui, pour mon malheur, n'ont pas abouti avant le débarquement en Afrique, l'envahissement total de la France et l'interruption de toute possibilité de communiquer, plus l'entrée en guerre des Etats-Unis qui a tout arrêté. Linet se trouvait en Suisse. Je lui ai envoyé des cables tant que faire se pouvait, et dès la libération de la France, j'ai repris les démarches qui devaient enfin aboutir en août dernier. Hélas, il était trop tard. Linet m'avait abandonné. Quelque chose de mystérieux et complètement inexplicable s'était passé en elle; personne ne comprend quoi, nos amis restent aussi atterrés devant le fait que moi-même. Je t'envois ci-inclus la copie de notre correspondance − c'est plus simple que de longues explications. J'ai cru mourir, et malgré tous mes efforts, je ne peux pas me remettre du coup que j'ai reçu. J'avais cru que notre amour ne craignait rien, qu'il serait plus fort que tout – et le mien le fût − et voilà... de toutes mes relations humaines, celle qui devait résister à tout a flanché − la seule... Je t'assure que c'est horrible. Il y a beaucoup de façons de mourir, et il me semble que la mort physique n'est pas celle qui est la plus inacceptable... Voilà donc douze années d'amour, de luttes, de bonheur, détruites, effacées, ma vie empoisonnée. J'essaie bien de me refaire, de regarder encore en avant − mais jusqu'ici je n'y suis pas arrivé. Il faudra sans doute beaucoup de temps, et alors il sera trop tard...

Nous avons, dans notre institution, les grandes vacances en hiver, et je compte en profiter pour faire un voyage en Europe. Je serais déjà venu l'hiver passé, mais le "nervus rerum" me faisait défaut. Il me fera encore défaut l'hiver prochain, du reste (comme toujours), mais je passe outre et cette fois-ci, accepterai l'offre d'un mien cousin très riche qui me donnera l'argent, à fond perdu. Je comptais ne visiter que Paris et la Suisse, mais devrai y ajouter la Hollande, puisque tu y seras − à moins que tu puisses me rejoindre à Paris. Je partirai vers la fin de l'année et rentrerai ici fin mars. Quand pourrai-je revenir au pays pour de bon? Je ne désire rien plus ardemment...

Je pense à la dernière fois que nous sommes venus chez toi... Linet − l'oncle Jacques (qui est en Suisse). Il faisait bon, malgré la catastrophe à laquelle on ne voulait pas croire, toi moins que tout le monde...

On était heureux, tout de même, pendant ces vingt années à Paris...

Et maintenant − tant de blessures, tant d'horreurs, tant de morts entre alors et à présent... Et dire qu'il y a des gens qui ne croient pas au diable!!

Que ferait-on sans la musique? Comment est ta Cinquième? Moi, je m'éloigne de plus en plus de l'homophonie, et je te rejoins de plus en plus dans ton admiration pour Josquin...

Voilà, mon bon Vieux, une longue lettre − et pourtant il y a tellement des choses que je n'ai pas dites... Cela viendra peu à peu − −

Ecris-moi vite.

Je te la serre...

Ernst

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA