MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19450225 Matthijs Vermeulen aan Donald Van der Meulen

Matthijs Vermeulen

aan

Donald Van der Meulen

Louveciennes, 25 februari 1945

Louveciennes (S et O)

2 Rue de l'Etang

le 25 février 1945

dimanche après-midi

Mon bien cher Donald,

Ce matin la symphonie a été terminée. Elle porte dans mon esprit la dédicace suivante: "A toi, chérie, je donne, je voue cette œuvre comme la préfiguration de celui que je serai quand tu reviendras dans ma maison. Et alors, en nous aimant, nous monterons ensemble de nouveau plus haut."

Voilà pour l'avenir, dont toi aussi, j'espère, verras l'éclosion.

Passons maintenant dans le présent.

Tu me demandes où et quand je t'ai lu Tu seras un homme de Rudyard Kipling? Ma foi, je ne le sais plus. Mais si je te l'ai lu, cela doit être aux environs de 1936 lorsque Kipling est mort. Alors il a certainement paru dans un hebdomadaire, Marianne par exemple, où le traducteur André Maurois collaborait. Je suppose que tu as fais la connaissance de ce poème, presque entièrement magnifique, un soir que nous faisions une version latine. Mais en 36 tu n'étais pas encore au lycée, je crois. Donc en 37 ou 38. Sûrement avant la guerre. En tout cas tu étais encore bien jeune, lorsque tu as été, je pense, emporté par son souffle. Car vraiment il a du souffle. Au milieu il perd un peu son élan lyrique, son accent tonifiant, enthousiasmant. Mais cela peut être la faute de la traduction. Je voudrais bien connaître l'original. Est-ce que Kipling aurait vraiment mis:

"Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire

Seront à tout jamais tes esclaves soumis;"

??

Cela me choque. Un homme de cette haute catégorie ne désire pas des esclaves soumis; cela n'entre même pas dans son esprit. Et si cela entrait dans son esprit il ne serait pas "Un Homme" selon mon opinion. Car si on a la force et la sagesse de réaliser un programme comme celui de ce poème, on possède en même temps, et par le fait même, la force et la sagesse de ne se préoccuper aucunement des fruits que ce programme réalisé pourra produire. On fait cela par passion de la beauté spirituelle, pour construire un chef d'œuvre, pour faire tout ce qu'on peut.

Mais cela n'empêche pas que le poème a quelque chose de grandiose, et s'il ta enflammé, étant si jeune, et si maintenant tu te souviens encore de cette flamme, et si elle t'a fait vibrer de nouveau, je te félicite.

Tu vois par ce qui précède que ton paquet est arrive à destination!! quoique avec un peu de retard: on avait oublié de mettre ta lettre à la boîte.

Pour ce qui est de ce petit flacon, nous avons eu quelques minutes bien joyeuses. Je tire ce flacon du paquet, je lis "Sirop Cadyl" et je dis à Anny "Tiens il a envoyé un médicament. Cela doit être pour toi puisque moi je n'use jamais de médicaments. Mais pour quel genre de maladie cela peut être?" Et je tâche sous la faible lueur de notre petite ampoule de déchiffrer le texte allemand. "Nom d'une bique, je dis, il y a des mots effacés. C'est du beau un médicament dont on ne sait pas à quoi il sert!" Alors Anny: "Cela doit être de la glycérine pour tes mains." Alors moi: "C'est impossible, car il y a la dose marquée pour enfants et adultes, c'est donc destiné à l'usage interne!! La prochaine fois que tu lui écris tu lui demanderas de quoi il veut nous guérir au juste!"

Pendant que je monte chez moi pour ranger ce qui est d'ordre aromatique et évocateur (merci! merci!) Anny a la malice de déboucher le flacon et de mettre son nez dessus. Elle me court après comme quelqu'un qui a fait une grande découverte et me dit en triomphant "C'est de l'eau de vie, c'est du Kirsch." Moi, encore un peu méfiant, j'essaye de la langue. En effet, j'opine, c'est du Schnapps, son fameux Schnapps!"

Comme on peut être idiots à deux, tu ne trouves pas? Mais si tu as voulu nous jouer, ou faire jouer une petite farce, tu n'as pas raté ton coup. En attendant ton fameux médicament est très bon; bien supérieur à la gnôle du village; je viens d'avaler les dernières gouttes avec regret. Ici c'était pour une fois la quantité qui ne répondait pas à la qualité.

Vendredi j'ai eu la visite de Madame La Garenne. Elle a été très gentille. Il y a deux mois elle avait envoyé à Fofo une lettre avec la feuille d'impôts dedans qui lui avait été retournée avec la mention "Décédée" (cela a des inconvénients de ne pas envoyer des faire-part!). Alors son mari dit à une jeune fille qui travaille pour lui dans la Bibliothèque Nationale: Demandez donc à ce jeune homme qui est employé là, ce qui est arrivé à sa mère. La jeune fille interroge un conservateur qui lui répond: "Vous tombez bien pour demander à ce jeune homme ce qui est arrivé à sa mère. Il a été tué lui-même." C'est ainsi que chez La Garenne on l'a su. Curieux de voir cheminer comme ça une nouvelle, qui, pour nous a été, est en ce terrible. Curieux surtout le ton, le style dans lequel cela s'exécute. La bonne Mme La Garenne me racontait cela sans la moindre gêne, très brave femme; à la fin elle était même un peu émue.

J'ai encore eu des difficultés sérieuses avec deux fuites que j'avais bouchées et qui s'étaient mises à re-gicler comme si la pression avait tout à coup augmenté. Tu as donc raison mon vieux! La méthode d'aveugler un tuyau en tapant dessus ne donne pas satisfaction! Quand-même on peut réussir son truc en aplatissant un bon bout du tuyau et en l'enroulant ensuite. Mais je ne l'ai pas encore expérimenté. Maintenant j'ai une goutte par 2½ minute, ce qui vraiment n'est pas beaucoup. Et si cela suinte comme ça il y a un avantage: cela peut encore geler, mais cela ne crèvera plus le tuyau parce que l'eau comprimée par la solidification du gel trouve une issue. Mais ceci est encore une hypothèse qui doit être confirmée par les faits.

Anny est aujourd'hui à Paris, chez Lia Onnen, pour inaugurer la nouvelle robe dont elle t'as probablement parlé, sa nouvelle permanente, et ses nouvelles chaussures, qui toutes les deux lui viennent de toi.

J'ai employé cette après-midi pour t'écrire parce que je pense que demain il y aura une lettre de toi par le courrier de Paris, et cette fois, je suis bien content aussi d'être à mon aise pour te répondre. Pense-donc: C'est la première fois depuis le 1 Juillet 1940 que je n'ai rien à la tête, et par rien je veux dire "aucune pensée qui vous poursuit comme un fantôme jusqu'à ce que tu lui aies donné une forme vivante, visible et acceptable." C'est une singulière sensation que de n'avoir rien à la tête. On se sent affreusement seul, solitaire.

Voici Anny qui rentre justement. Elle a passé une bonne journée, mais il n'y a pas encore de nouvelles au sujet de la quatrième Symphonie. Il paraît d'après Frank, que chaque membre du Conseil emporte le manuscrit chez lui pour le lire. Cela peut donc durer encore un certain temps. Tant mieux. Pour le cas où cela "prendrait" ça m'ennuierait beaucoup si tu n'étais pas là. Je leur avais fait porter par Anny (à Frank et Lia) quelques cigarettes. Anny me raconte que Lia était débordante de joie à cause de ce petit cadeau. Un paquet à Paname coûte maintenant cent trente francs paraît-il. Ainsi, grâce à toi, je peux encore jouer au bienfaiteur!

On va manger. Du riz! On a discuté interminablement ce que c'est Turkey broth. Anny prétend que c'est du thon; moi que c'est du veau. On n'est pas encore tombé d'accord.

Quoique je n'aie plus beaucoup à te faire savoir (c'est phantastique comme il y a peu d'évènements palpables dans la vie de Louveciennes) je te dis: à demain.

Lundi-matin.

Ce matin, en effet, une lettre de toi, avec rendez-vous. Anny y va dans l'après-midi avec Aline. De nouveau merci.

Ce matin, pendant que j'étais encore à mon petit-déjeuner, j'ai eu la visite de Robert Colas C.A. No1 S.P. 71.066. C'était le copain de Josquin, le vrai copain, celui qu'on ne remplace pas. Il avait sa première permission, et, avant d'aller chez lui, à Angers, il est venu chez moi. Parce qu'ils se l'étaient promis, l'un à l'autre. Il m'a touché profondément. C'est un des plus braves types que j'ai rencontrés jusqu'ici. Exactement le contraire de Josquin: doux au lieu d'énergique. Mais absolument la même simplicité et pureté intérieure; la même franchise, la même sincérité, la même finesse, mais tout dans la nuance douce. C'est le seul survivant du groupe que Josquin commandait. Il m'a raconté beaucoup de choses que je t'écrirai dans une prochaine lettre. Ce que je veux te dire tout de suite (et pas pour les billes mais pour le jeu, tu comprends bien, c'est toujours le jeu qui m'intéresse au plus haut point) c'est ceci:

Josquin a été volé, pillé par un soldat qui plus tard a été chassé de l'unité. Peut-être parce que j'ai signalé le fait au capitaine Fournier. Mais on n'avait pas de preuves du pillage.

Colas m'a dit qu'il est parfaitement sûr que Josquin portait sur lui une somme d'un peu plus que sept mille francs.

Je me pose cette question, et j'ai l'impression que, si j'avais la réponse, je saurais tout:

Quelle est la cause, quelle est la raison pourquoi cet argent, que Josquin avait mis de côté pour moi, ne devrait jamais m'arriver? Pourquoi ce simple désir de Josquin (de m'aider) ne pouvait-il pas se réaliser?

Et ce qui me place, pour ainsi dire, en plein merveilleux:

Pourquoi une partie de la somme volée, était déjà récupérée avant la mort de Josquin et avant le pillage?

Car: l'argent que Mme Durindel a recueilli pour nous lors de la mort de Fofo, et les cinq mille francs que j'ai reçu de la Mairie (la fête de Bienfaisance avait produit environ 27.000 fr. m'a raconté M. Leduc) – ces deux collectes font ensemble la somme volée sur Josquin, et je suis persuadé que, si je pouvais connaître le montant exact volé sur Josquin, que ce que j'ai reçu en secours est à un centime près la même somme que les économies de Josquin.

Mais même sans aller jusqu'à un centime près, ne trouves-tu pas que c'est merveilleux, admirable et mystérieux? Je ne dois pas, je ne peux pas recevoir l'aide d'un enfant que j'ai aimé – mais le dommage matériel m'est remboursé par un acte de bienfaisance anonyme.

J'en suis confondu.

Ah! Comme je voudrais voir clair.

Tu as peut-être raison de ne pas faire des économies d'argent pour moi! Elles te seraient volées! Cela m'avait déjà frappé lorsque Roland m'envoyait cent Marks: je les ai eus sans les avoir, car Deetken ne me les a jamais remboursés; il n'avait pas d'argent dans ces mois et il m'a payé avec les économies de Roland!1

Il y a là certainement un mystère, une énigme que je voudrais déchiffrer.

Je pourrais continuer jusqu'à ce soir, mais pour maintenant c'est assez.

Je te remercie et je t'embrasse très fort de tout mon cœur

Thys

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA

  1. Friedrich Deetken volgde tijdens de oorlog muzieklessen bij MV. In 1960 overhandigde hij in Keulen, waar hij aanwezig was bij de uitvoering van de Zesde Symfonie o.l.v. Ernest Bour, f 150 aan MV.