MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19450205 Matthijs Vermeulen aan Donald Van der Meulen

Matthijs Vermeulen

aan

Donald Van der Meulen

Louveciennes, 5 februari 1945

Louveciennes (S et O)

lundi-soir 5 fév. 1945

2 Rue de l'Etang

Mon très cher Donald,

Ce matin tes bonnes lettres du 26 jan et du 1er Février, avec l'annonce du petit paquet. Merci, merci. Le facteur avait du retard aujourd'hui; il n'est passé qu'à dix heures. C'est pourquoi Anny n'a pas pu aller ce jour-même à Paris; il y avait encore nos carottes et patates quotidiennes qui devaient être mises en route aussi. J'espère bien que ton courrier de Paris ne sera pas parti demain et que tu recevras cette enveloppe avant bien d'autres. Car, si tu ne reçois rien ou peu, nous continuons de t'écrire journellement, en nous relayant l'une et l'autre. Comme ça n'est-ce pas reste le lien. Je dois te dire que chaque fois j'éprouve du plaisir à te faire mon petit mot, même s'il n'y a pas grand' chose dedans.

Voilà encore une journée de labeur passée. Je l'ai finie en faisant mon mélange odoriférant pendant que j'écoute la Radio. Elle n'est pas si abrutissante que raconte Anny. En perdant quelques heures par semaine j'ai appris par exemple un tas de nouvelles sur la musique moderne. Je sais maintenant de source sûre et de science certaine ce que je soupçonnais seulement autrefois, à savoir qu'il n'y a jamais eu, à aucune époque, autant de compositeurs mauvais, médiocres, superflus, barbants et assez mal joués, ce qu'ils méritent du reste. Ce qui est véritablement effrayant dans la période actuelle, qui pourrait et devrait être essentiellement révolutionnaire, c'est qu'il n'y a aucune idée neuve à aucun horizon. En tout cas, moi j'en cherche partout, scrupuleusement, avec zèle, et je n'en ai pas encore découvert. Tous les hommes dont je prends connaissance par l'oui ou par les yeux rabâchent des points de vue qui ont au moins déjà un quart de siècle d'existence et qui me fatiguaient déjà dans ce temps. Mais je ne perds pas le courage. Je nourris toujours l'espoir de trouver du neuf. En dehors de celui, bien entendu, que je représente moi-même. Mais voilà ce qui est étrange: Quand j'ai trimé, comme cela m'est arrivé pour la cinquième, pendant trois ans sur une symphonie, elle n'a pour moi plus rien de neuf, et je voudrais courir après une autre qui serait vraiment neuve! Cela ne me réussira donc jamais, et le neuf sera toujours pour d'autres qui l'aiment beaucoup moins, sinon le craignent. (Entre parenthèses: Je n'ai plus revu Frank depuis le commencement de Janvier, ni lu, et le conseil de la Radio doit donc être encore en délibération sur moi, à moins que ses séances n'aient été suspendue à cause du froid et du manque de charbon. Entre nous: ça ne me dirait rien d'être joué par un orchestre qui dans son for intérieur est entrain de maudire la température sibérienne.)

La parenthèse est close. Et aujourd'hui j'ai trouvé la première primevère éclose, trois jours après que la neige est fondue. Elle est blanche, et demain déjà elle sera accompagnée par des rouges.

En écoutant ce soir j'ai assisté aussi à l'entrée des Français à Colmar. Cela ne doit pas être loin du patelin où tu loges et dont tu ne souffles mot. Je voudrais t'avoir un soir ici, rien que pour t'entendre raconter tes histoires. Car tu dois en savoir quand-même.

Ici c'est exactement comme tu l'as décrit toi-même déjà, vilain! qui me chipe un sujet de rédaction! Je te l'aurais faite aussi ta description de la Bicoque suante, trempante, dégoulinante. Ce sera pour une autre fois!

En somme, rien de neuf, toujours une vie claustrée, et pas monotone du tout. C'est incroyable comme les jours filent. Nénesse m'expliquait une fois que c'est parce qu'il n'arrive rien dans une journée paisible. Mais c'est faux, archifaux. D'abord il arrive des événements considérables, entre autres cette éclosion de la première primevère. Et ensuite, quand il arrive vraiment quelque chose, d'autrement épatant, par exemple un paquet de toi, les journées passent encore plus vite, et, ma foi, même la semaine.

Me voilà véritablement bavard, tu ne penses pas? Pour le travail ça marche. Si tu veux le savoir: j'ai encore une vingtaine de pages, mais elles pourraient être coriaces. Après, ce sera mes premières grandes vacances depuis que je suis un homme conscient, organisé et travailleur. Qu'est-ce que je vais en faire, et de ces grandes vacances, et de cet homme?? C'est un secret que je voudrais bien avoir percé.

C'est une petite blague n'est-ce pas ce que tu me racontes sur toi, affalé sur un plancher, et qui aurais découvert dans mes écritures un réveil[le]-matin qui te fait marcher jusqu'au soir? Ta narration est bien obscure et je me demande comment cela a pu se machiner. Il faut me donner des détails là-dessus par ton prochain courrier.

Tu vois aussi mon cher Doudie, l'humeur n'est pas mauvaise. Comment serait-elle? Je me réjouis de ton petit cadeau de demain, qui vient heureusement pas loin de mon anniversaire, que tu as sûrement oublié du reste et ce dont je t'excuse. A chaque pipe que je bourre je dis mentalement et probablement en souriant: Merci mon petit Donald!, nous sommes de bons copains.

Et je termine cette lettre de l'arrière en te disant encore à la prochaine et en t'embrassant de tout mon cœur,

Thys

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA