MATTHIJS VERMEULEN

Componist, schrijver en denker

19400730 Matthijs Vermeulen aan Josquin Van der Meulen

Matthijs Vermeulen

aan

Josquin Van der Meulen

Louveciennes, 30 juli 1940

Louveciennes (S et O)

2 Rue de l'Etang

le 30 juillet 1940

Mon Cher Josquin,

Je profite d'un instant d'arrêt pour t'écrire. Merci de ta lettre et de tes 4 trèfles de 4. Ils auront une place à part comme souvenir de cette période. Le travail marche régulièrement; mais la mise au point devient pour moi de plus en plus délicate, parce que je cherche le rendement maximus et optimus. Comme je te disais dans le petit du mot du 13 qui t'est parvenu, cela débute comme si une quantité considérable de cornemuses commencent tout à coup de chanter leurs mille voix de jadis et de toujours. Ceci comme espèce de prélude; ça dure deux minutes. Ensuite l'entrée en action. Enfin ça se monte comme tu dis. Je travaille dans le joyeux et le tonifiant, ce qui est plutôt curieux. L'idée et l'envie m'en sont soudainement venu le premier jour après notre rentrée, lorsque bien fourbu j'allais me coucher l'après-midi pour piquer un roupillon.

Puisque tu n'as pas reçu nos lettres du 13, je me charge de la relation de notre terrible randonnée. Tu as le temps de lire et je n'aurai plus rien à te raconter.

Voilà donc. Le lundi 10 juin commence à souffler une petite brise de panique. Visiblement et vite elle s'amplifie. Donald fiche d'abord le camp le mardi, jour où j'écris encore une lettre et où j'ai fait peut-être pour la dernière fois mon vieux métier détesté et Anny s'en va le mercredi, sans aucunes bagages, elle n'est plus à tenir. L'atmosphère psychique devient de plus en plus lourde. Tous les commerçants ont disparu de Louveciennes, sauf Mignot. La Radio sonne comme une bête blessée qui geint. Je n'ai pas la moindre envie de partir, mais on nous annonce qu'on sera évacué par ordre et je fais quelques préparatifs, comme vider le chauffage etc. Je range ma musique dans la cave du hangar sous un amas de bouteilles vides, faute de meilleure cachette pour les bombes possibles. Ta mère veut voyager en tandem, ce qui ne me dit rien qui vaille. Elle commence à la charger de nos trésors. Quand elle a fini la machine, qui est déjà pesante toute seule, n'est plus maniable. Ayant peu d'autorité pour moi-même j'invoque pour la conjurer le témoignage technique de mes trois fils absents. Je tranche pourtant le nœud et je descends du grenier la vieille voiture d'enfant de la famille La Garenne, véhicule qui a roulé plusieurs générations, mais solide, du bon temps d'autrefois. Si la marque (elle s'appelait "la Sociable"!) existe encore, je peux te la recommander, quoique j'aie tremblé le long de notre longue route pour sa capacité de résistance. Elle était chargée d'environ soixante kilos. Sur la poignée j'avais installé un panier pour nos vivres. Car je me disais: il n'y aura rien à acheter pendant un certain bout de chemin et l'expérience me donnait bigrement raison.

Le jeudi 13 la brise est devenue tempête. C'était vraiment poignant, angoissant. Dans tout l'alentour des explosions et des nuages de fumée. Il pleut. Je vais faire une petite promenade et je remarque un canon anti-tank à la Grille Royale. C'est clair que ça approche. Le tambourineur annonce que nous seront évacués le lendemain matin à quatre heures. Je brûle quelques paperasses que je peux pas emporter. Je fais quelques achats chez le brave Mignot. Le départ me coûte horriblement. Ayant appris que pour tout Louveciennes (il y restait quelque chose comme 200 personnes sur les 1600) il y avait seulement 6 ou 7 charrettes, nous décidons de partir par nos propres moyens, et nous partons, mais à la hauteur de Verne, je réussis à nous faire rebrousser chemin, et de céder seulement à la dernière nécessité. Fofo va se coucher. Je prends encore quelques dispositions. Vers sept heures du soir, tout à coup le canon et la mitrailleuse commencent à boucaner du côté de la Seine. Une formidable tape éteint l'électricité; elle est rétablie mais un second tonnerre la fauche de nouveau, et pour de bon, en faisant tomber le plâtre. A 8 heures le tocsin sonne; c'était le signal convenu! Et nous nous mettons en route, après les derniers adieux et au-revoir à la chère bicoque. Pour nos 4 chats il y avait une grande bassine pleine de manger. Et madame le Brigant avait lâché ses seize serins, dont Boulicot avait déjà bouffé deux avant que ses maîtres le laissent en panne. – Pendant que le canon tire toujours nous nous acheminons sous un ciel blafard et humide vers la place du marché où se formera la colonne. Cela se fait très lentement. Ça ne dit rien à Fofo. Nous choisissons d'aller de l'avant et d'attendre nos concitoyens à Rocquencourt. Première rencontre dans le noir de soldats en débandade et démoralisés. Mauvaises impressions. Du côté de Versailles une grosse lueur d'incendie que nous contournerons longuement avant qu'elle nous quitte, ainsi que la mitraillade. A Rocquencourt nous apprenons après avoir attendu pas mal, que la colonne a pris la forêt. Nous mettons donc le cap sur St Cyr, pensant la rencontrer, mais bien décidés à ne plus perdre du temps. Nous ne l'avons pas revue la fameuse colonne, qui, dit-on, était conduite par des gens joliment bus.

D'abord nous avons voyagé avec madame Just, qui l'après-midi était allée porter quelques branches de géranium sur la tombe de son pauvre vieux qu'elle a si copieusement injurié avant les "regrets éternels". C'était aussi du ciné. Bientôt nous la perdons dans la nuit, nous la retrouvons à St Cyr, nous la perdons de nouveau, avec des larmes, car elle a son baluchon et tout son avoir dans une des charrettes. Nous tombons sur une formation de gens de Cormeil, avec beaucoup d'enfants, tous très courageux. Leurs voitures s'embrouillent dans des fils téléphoniques et je peux les dégager, moi seul ayant une lampe de poche. Nous les perdons pendant la célèbre côte après St Cyr. Après un certain temps je m'aperçois que nous sommes silencieusement suivis par une ombre qui roule une petite poussette. A une halte on échange quelques mots et l'ombre se matérialise en madame Blanchart, la bonne Mme Blanchart de votre temps d'école communale. Elle nous avait chois comme point de repère, port d'attache et boussole, ne connaissant aucune route et ayant la confiance d'un chien. Nous cheminons dans la nuit. Partout des convois militaires, qui rouspètent contre mon lumignon quand je veux regarder un écriteau. Des projecteurs rougeâtres. Des avions. Partout aussi sous des portiques, dans les postes d'essence, sur les pas-de-porte, les terrasses des cafés, des réfugiés qui essayent déjà de dormir sur leurs ballots. Je veux aller le plus près possible de Rambouillet. Fofo qui a déjà buté dans un tonneau d'huile vide, sans autre mal heureusement qu'une tache dans sa jupe, marche de nouveau dans quelque chose de clinquant. Je l'examine avec ma lampe et je trouve un beau fer à cheval. Bien sûr je le ramasse. On traverse des villages sans nom, des habitations vides à ne pas en finir. Vers deux heures et demi, quand on commence à désirer un peu de repos, nous sommes abordés par une femme qui nous demande si nous sommes des gens de je ne sais plus où. Elle nous dit qu'il y a une grange, la grange que je cherche sans la découvrir depuis un bon moment. Nous nous installons sur de la paille, à côté de purin séché. La porte était ouverte. Il soufflait un aigre vent du nord, glaçant. Je m'enveloppe la tête de chandail. Fofo pose sa tête sur ma poitrine. A gauche s'étend la fidèle madame Blanchard. C'est ainsi que nous passons la première nuit. Elle ne dure pas longtemps. Vers cinq heures nous sommes debout et de nouveau en route. Ce hôtel, si tu connais l'endroit, était aux environs de Les Essarts le Roi.

(– Après déjeuner; – je continue. –)

A la lumière du jour nous pouvons mesurer l'étendue du désastre à la vue des colonnes interminables de lamentables errants comme nous. T'en as sûrement rencontré plus que tu ne voulais. Ce qui était déprimant surtout c'est qu'on devait se demander où tout ce monde pouvait se loger; on n'en voyait jamais le bout; toujours il en sortait d'autres files. Pourtant à côté du pitoyable il y avait du pittoresque et quelques fois j'ai doucement dû rigoler. Il y avait par exemple dans une petite auto modèle 1925 un âne qui penchait sa tête par la portière pour regarder tout ça et me lancer un clin d'œil philosophique. C'était incroyable. J'ai vu aussi une vieille femme, grosse et imposante comme une idole hindoue, assise entre deux énormes roues d'auto, et tirée par un type assez jeune. Des attelages de huit hommes et femmes. Toute une peuplade en déraison, mais taciturne et vaillante. On trouvait au bord des routes les choses les plus invraisemblables. J'ai même rencontré des jambes artificielles gisantes dans l'herbe piétinée.

Dans la matinée du 14 nous dépassons Rambouillet et nous nous dirigeons sur Ablis. Rude journée. Mon pied gauche commence à faire mal mais je réussis à le conjurer. Je ne sais pas encore si je vais aller sur Chartres ou sur Orléans. En route quand je dis à Fofo que c'est probablement le plus prudent de bifurquer vers le Sud-Est, l'ombre qui nous a suivi nous sème silencieusement comme elle était venu, car elle voulait revoir sa Bretagne. Et nous voilà désormais à deux, seuls dans cet univers déglingué. A Ablis il fallait choisir et sans carte, routière. Une masse va vers Chartres. Une autre masse vers Auneau. Nous prenons la direction d'Authon la Plaine. C'est là que nous avons passé notre deuxième nuit dans un hangar ouvert des quatre côtés, dans une ferme abandonnée, parmi les chevaux de fugitifs paysans. Il y avait là un soi-disant capitaine qui menaçait de fusiller chacun qui bougeait et qui parvenait par des criailleries à imposer même le silence à un bébé chialant. Il faisait sa ronde nocturne et nous a lorgné pendant plusieurs minutes. Que faire? Rien – C'était trop commode de terroriser dans le noir. Après avoir tiré des soldats en débandade ce qu'il a voulu il s'est éclipsé à l'approche d'un autre gradé, un vrai probablement.

Samedi le 15, à trois heures et demi du matin nous nous promenons vers Angerville. Ce que je redoute surtout pour ma voiture ce sont les routes pavées. Henreusement il n'y en a pas beaucoup en Beauce et nous suivons un charmant chemin départemental, relativement peu encombré, plat, et facile à conduire. A huit heures aux environs d'Angerville je propose de déjeuner. Une tranche de hareng fumé et un crouton de pain. Cela nous a épargné un sérieux dérangement, car le déjeuner terminé une douzaine d'avions bombardaient du côté où nous aurions été. C'était notre premier bombardement. Curieux d'observer les gens. Peu d'yeux où n'éclatait pas une frayeur folle plus ou moins. Même chez les soldats, car naturellement il se trouvait des soldats dans notre assemblée. Tout le monde criait parce que je ne me planquais pas assez vite d'après eux. Ils avaient un soin particulier pour nos personnes. J'avais aucune raison de me planquer car les avions étaient déjà verticalement au-dessus de nous, donc aucun danger. Je leur demandais s'ils croyaient que les types là-haut me voyaient mieux que tous leurs bourrins à découvert sur la route. Mais rien n'y faisait. Il fallait se planquer et dans la suite je me suis conformé à l'aveugle mentalité et ses usages. Il n'y avait pas beaucoup de cassé du reste. La plupart des projectiles était tombé à côté de la route, dans les champs. D'après mon expérience ce n'est pas remarquable comme ils visent en plein jour. Qu'est ce que cela doit être la nuit. Peut-être meilleur, Dieu sait, chacun trouvant le sort qui l'attend quelque part.

Ce jour nous avons atteint Charmont, car au lieu de nous diriger sur Orléans, ce que Fofo n'aimait pas, et moi pas beaucoup non plus remarquant des pavés, nous nous étions dirigés sur Pithiviers, au sortir d'Angerville. Là encore j'ai eu un bel accident. Lorsque la file se mettait en mouvement un poulain à côté de sa mère, frôlé par ma voiture, ruait dans mes roues, changeant la roue gauche arrière en huit! Jamais de ma vie je n'ai reçu un tel choc! C'était la catastrophe. Mais le charretier descend, prend la roue entre ses mains et genou et la remet dans son état normal. Aucun rayon de claqué. Vraiment c'était de la fabrication épatante. A Charmont nous couchons dans une grange d'un fermier qui veut fuir le lendemain, l'idiot. Beaucoup d'avions mais pas de bombes malgré les convois militaires sans interruption toute la nuit. Pour notre sommeil nous avons encore la compagnie d'un quatuor de bourrins, mauvais coucheurs qui ne font que se râper le gosier.

A l'aube blémissante du 16 nous quittons notre abri avec l'intention de nous rapprocher autant que notre endurance nous le permet de la Loire. Avec regret je voyais s'éloigner les paysages ondulants de la Beauce. Quel magnifique pays et que de belles moissons! A une halte nous rencontrons un type de chez Morane qui avait reçu l'ordre de se replier sur Tours par ses propres moyens et qui voyageait avec une brouette. Des choses comme ça aussi vous donnent des éclaircissements inattendus sur l'organisation de la France en guerre. Pithiviers, dés que nous l'avons traversé, est bombardé. Je n'ai pas d'autre souvenir de cette ville qu'un soldat qui nous jette au passage une boîte de lait condensé. Nous ne vivions de rien que de pain, d'eau, quelques morceaux de sucre et de chocolat. L'eau était un de mes soucis continuels. Le temps devenu beau, le soleil chauffait et il y avait des moments où voir un robinet couler et la pensée d'un bol de lait me semblait merveilleux comme un paradis. J'y ai laissé une grande partie de mon ventre.

Ce 16 juin nous allions connaître sans le savoir de quoi nous étions capables. Après Pithiviers nous attaquions la forêt d'Orléans avec l'intention de nous rapprocher de Jargeau. Route interminable, serpentante, toujours montante, même quand elle a l'air de descendre, et ensoleillée. Harassé j'étais bien enclin à passer la nuit dans un vieux wagon qui avait servi de hutte à des bûcherons. Surtout parce que nous étions surpris par un orage. Mais le sentier du wagon se trouvait dans la direction d'Orléans et quelques soldats rencontrés nous avertissaient que les Allemands étaient vus de ce côté. Cela nous mettait malgré nous de l'inquiétude dans l'âme. Justement voilà que passe une colonne de sapeurs-mineurs. Nous la joignons quand l'ambulance passe et nous ne la quittons plus. Nous avons l'idée qu'elle traversera la même soir la Loire et nous sommes résolus de passer avec elle. Mais quelle virée! Elle va pas très vite mais régulièrement. Tous les autres convois sont arrêtés pour la laisser passer. Nous en avons vu qui avaient des kilomètres de long. Mais les sapeurs-mineurs ne se dirigent pas sur Jargeau. Ils vont sur Châteauneuf. Fofo se cramponne à l'ambulance, ou à une auto où roulent des officiers. Elle refuse même l'invitation de prendre place dedans. Moi je lutte avec ma voiture. Dans des cas pareils on ne sent plus la fatigue. Il doit y avoir une limite où la conscience s'abolit et où on peut marcher, pousser comme un automate jusqu'à extinction complète des forces.

Ce jour nous avons fait une étape de 52 kilomètres, bien comptés. Partis le matin avant 4 heures de Charmont nous sommes arrivés à Châteauneuf vers dix heures et ½ du soir. De loin on voyait déjà l'église flamber avec sa tour carrée. Je croyais d'abord un silo. Il fallait passer devant pendant que des bûches brûlantes tombaient du clocher. J'avais juste le temps de jeter un coup d'œil dans la fournaise embrasée du sanctuaire. J'ai remercié le ciel que Châteauneuf n'avait pas de pavés, comme Orléans par ex., ou Versailles. Sans cela je n'aurais pas traversé la Loire ce soir. Peu avant le pont nous étions brutalement arrachés de nos sapeurs-mineurs par un service d'ordre et je devais lancer soudainement la voiture dans un terre plein caillouteux. Pour le faire avec chance de succès je devais même aller dans une bicyclette. Instant inoubliable! La voiture a tenu et un peu après nous traversions le pont au pas de course et à la lueur de l'incendie.

Dès que nous étions sur l'autre rive je me suis enquis d'une couchette convenable. Somme toute nous avions de l'avance sur l'horaire et on pouvait perdre quelques heures. Je n'ai pas trouvé mieux qu'une berge dure protégée du vent froid par une meule de bois. Nous avons endossé tous nos chandails et nous nous sommes allongés dans une sorte de fossé, les pieds en l'air. Du pont arrivaient des crissements et des meuglements continus de chars, de tanks et de foules épouvantées. Nous étions à peine couchés qu'un avion a paru pour lancer deux bombes. L'une nous a passé assez près pour sentir remuer la terre et ses entrailles, pour être éclaboussé de sable. Sauf le sifflement, comme d'une sonnette éraillée, que j'ai encore dans les oreilles, cela ne m'a fait aucune impression. Cela m'a étonné que moi qui sursaute assez facilement, je suis dans une situation pareille d'un calme à toute épreuve. Un officier des Noirs pendant cette petite aventure venait nous faire la causette pour se tranquilliser ses nerfs, mais nous avons fini par nous en débarrasser et par dormir quelques heures. A deux heures du matin nous étions de nouveau debout et en route. Je ne savais pas pour où. Nous avons suivi une file de camions qui marchait lentement avec des arrêts continuels. Plusieurs fois j'ai buté dedans avec ma voiture car il faisait encore pleine nuit. Après une halte à Sigloin [lees: Sigloy], où j'ai cherché la fontaine, et après une halte au bord de la route où nous avons encore dormi une heure dans une aurore glaciale après avoir mangé un peu, nous avons atteint Tigi [lees: Tigy]. Peu de chemin mais arrêts innombrables. Nous étions tellement fourbus que je n'avais plus aucune envie de bouger. J'ai trouvé une petite grange chez une vieille fermière courbée en angle droit, où, en compagnie d'un Noir qui était bien triste, nous parlant de sa femmme, de son petit garçon, de son pays, je me suis endormi de nouveau. J'y serais bien resté jusqu'à la fin de mes jours. Mais après ce réveil nous avons fait un petit tour dans le petit jardin, mangé des groseilles, des haricots crus, et sur l'ordre de Fofo, nous voilà encore en route vers Sennely. Peu après notre départ Tigi était bombardé.

Traversé la Loire je voulais nous mettre hors de la portée du canon. Je pensais comme tout le monde que les Allemands ne passeraient pas la rivière, en tout cas pas si vite. Je croyais avoir six jours assez tranquilles devant moi! Six jours pour nous mettre hors de la portée du canon! C'est avec cette illusion que j'allais sur Sennely, dans l'après-midi de lundi 17. La nuit nous avons couché en pleine forêt, sous un arbre. Une bouteille abandonnée contenait encore un reste de lait que j'ai avalé! Dans la soirée ça commence de pleuvoir. Il y avait un tas de paille dont nous nous couvrons tant que nous pouvons. Pas loin de nous ahannait du gros canon et on écoutait le chant rauque de l'obus qui prend son vol. Très loin on entendait une voix de femme crier "au secours". Que faire dans le noir? Rien. A la première lumière nous étions de nouveau en marche. C'était surtout les matinées où moi personnellement je ne savais pas d'adresse pour me chercher du courage. Quant à ta mère, je ne l'ai pas vue une seconde découragée, ou en état de moindre énergie. C'est fabuleux. Moi j'étais prêt à abandonner dès le premier quart d'heure du 13!

A Sennely nous rencontrons le premier type qui connaît la contrée, un vrai miracle. Car combien de fois j'ai demandé la route pour recevoir la réponse ''je ne suis pas du pays"! Ce type unique nous montrait la route de Vouzon. C'est sur ce chemin caillouteux, poussiéreux, extrêmement fatiguant, que mes jumelles m'ont quitté. Un soldat, les voyant pendues à ma voiture, me dit qu'il est de la D.C.A., qu'il a perdu les siennes et si je veux les lui vendre. Je lui réponds qu'est ce que vous voulez que je fasse avec de l'argent sur cette route; donnez-moi un litre de pinard, avec du pain et l'affaire est faite. Après quelques minutes il nous rejoint avec son litre et quelques uns de tes fameux biscuits de chien. Plus tard en nous dépassant en auto on nous a lancé encore deux boîtes de sardines. C'est comme ça que je n'ai plus les jumelles qui étaient destinées à toi. Que seront-elles devenues et où bien peuvent-elles être?

Le dix-huit, jour anniversaire de Waterloo, nous sommes arrivés à 4 et ½ de l' après-midi devant une gentille maison de campagne, bâtie en longueur, entourée d'une grille en bois blanche, le tout fraîchement peint, qui n'avait nullement l'air d'un refuge possible, mais où Fofo a néanmoins entamé des pourparlers avec quelqu'un qui devait être le gardien. C'était La Motte Beuvron. J'avais aucunement l'intention d'y rester plus longtemps qu'il n'était nécessaire pour faire reposer nos pieds gonflés et pour nous laver de notre crasse. C'est aussi avec cette mentalité que le lendemain matin j'étais assis devant le garage où nous avions couché sur un peu de paille en compagnie d'un chien de chasse s'appelant Stop. La nuit encore nous avions écouté un violent feu d'artillerie. Il faisait beau ce matin et tout à coup s'amène un grand roulement de voitures. Un petit tank passe. "C'est un tank Allemand" dit Fofo qui a le regard d'un lynx. Moi je croyais pas mes yeux. C'était pourtant un tank Allemand avec toute sa suite de motorisés. Après avoir cherché de l'eau dans un puits à 300 mètres de distance, je trouve Fofo en conversation avec l'équipage d'un site-car qui s'était rangé devant notre garage-chambre à coucher pour réparer une panne. On faisait immédiatement la paix. Des soldats très abordables, très convenables, très louables. Et après les centaines de personnes, militaires et civiles, avec qui j'avais parlé, ou que j'avais seulement écouté parler pendant notre randonnée, ces deux soldats Allemands étaient les premiers patriotes que j'avais la surprise de rencontrer. Quel insigne bonheur pour l'Allemagne d'avoir des patriotes! Le jour après nous avions une compagnie d'infanterie saxonne en cantonnement, notre chambre à coucher plein de bicyclettes et d'hommes. Tous ceux dont nous avons fait la connaissance étaient de la même façon. Tous très gentils et tous patriotes. L'officier qui avait appris que j'étais compositeur de musique, nous a invités à prendre une tasse de café et nous avons causé librement et longuement de bric et de brac pendant que son cuisinier préparait son déjeuner. Je savais pas que je parlais si coulamment l'Allemand! Enfin, c'était tout différent des descriptions, des récits dans les journaux et de la légende. A midi de ce 20 juin nous avons dîné de leur roulante, une très bonne soupe aux petits pois, et une assiette d'abricots comme dessert, par faveur particulière d'un des plus sympathiques, un simple trouffion que je voudrais bien revoir un jour pour lui rendre sa bonté. C'était notre premier repas depuis six jours. A trois heures tout le monde était parti mais le mouvement de troupes continuait.

Le tout premier jour, le 19, nous avons vu débarquer ici également les restes d'un régiment d'infanterie alpine, fait prisonnier dans les combats aux environs. C'étaient de bons bougres, et l'un d'eux m'a même donné cinq paquets de tabac (à part une bouteille de gniole!) mais aucun d'eux ne pensait comme on aurait cru qu'ils penseraient, même dans le malheur. Pas ceux-ci me feraient de la bonne propagande comme les soldats Allemands, qui pourtant en avaient aussi assez, de la guerre. Depuis que j'ai été sur les routes de France la défaite ne m'a pas étonné. Parmi les dépouilles du régiment il y avait un gros tas de lettres non ouvertes, éparpillées sur la pelouse; les destinataires ne les lirons jamais; toutes sont allées dans le trou aux ordures. C'était à vous flanquer le cafard pour longtemps.

Nous avons moisi à La Motte jusqu'au 27. Peu à manger. Beaucoup d'ennui. Moi avec le muscle du mollet droit raidi. Le 26 le propriétaire de la maison, un pâtissier de la rue du Havre (on y a acheté quelques fois!) est revenu inopinément avec deux autos Hotchkiss et toute sa famille. (Il a encore deux autres propriétés en France! ça doit être un bon métier!) Nous sommes partis le 27. Première étape jusqu'à 9 kilomètres d'Olivet. Couché dans un camion de livraison rapide abandonné. Plusieurs tombes le long de la route. Deuxième étape: La traversée d'Orléans; avec des terribles pavés, et son pont du chemin de fer où on avait enlevé les rails mais laissé les traverses. Il est long ce pont et tu vois ça de là-bas, mon passage avec ma voiture dans un convoi! Au sortir d'Orléans j'ai pris la route d'Etampes. Ça a été notre chance en rabiot, car là nous avons rencontré ce camion de Belges (militaires Flamands et Wallons qui se rapatriaient) qui nous a pris en charge, avec ma voiture, aux environs de St Lyé, en forêt d'Orléans. Autrement je crois que nous serions crevés. Mon mollet droit n'est toujours pas normal. C'est vrai que je l'avais empiré en sautant du camion de manière malencontreuse. Sur les planches dures de cette auto nous avons passé encore deux nuits, Fofo dormant assise, moi tour à tour assis et tâchant me rouler par terre. C'était deux nuits de supplice supplémentaire, par manque d'essence. Mais ils nous ont emmenés jusqu'à la Croix de Berny, où nous avons repris la marche à quatre heures du matin, le 30 juin, un beau dimanche. Te souviens-tu de la montée derrière Villacoublay, que nous avons descendue un beau matin à vélo? Je l'ai grimpée cette fois avec ma poussette; j'aurais jamais soupçonné que c'était si loin et long. Avec ça encore le pavé de la ville de Louis XIV et la côte de Rocquencourt! Enfin à trois heures de l'après-midi nous étions chez nous, intacts, sains et saufs, dans une maison intacte, que nous n'aurions jamais dû quitter, ça reste bien mon avis. Pourtant il y a du gain. Cette balade de plus de deux cents kilomètres en cinq jours m'a donné une idée et la mesure de l'impossible qu'on peut faire.

Sur les autres sujets que tu traites dans tes lettres on s'écrira un autre jour si tu ne reviens pas vite toutefois. Après cette lettre je crois que j'en ai assez pour un certain temps. Si c'est long à lire peut-être, c'est encore plus long à écrire. Pour finir je t'embrasse bien fort et je te remercie de tes beaux projets que tu formes pour l'avenir. Je me mets dans les mains du Maître souverain des cieux et de la terre. Je lui demande les trois vertus théologales, l'amour, l'espérance, la foi. Si je peux finir cette symphonie je serai déjà content et si l'avenir répond au passé je n'aurai pas à me plaindre, car c'est avec un minimum de dégâts que nous avons traversé le tourbillon de la guerre. Si tu savais comme j'avais peu d'envie de vous donner mon autorisation de vous engager. Enfin, tout est pour le mieux, de notre point de vue personnel. Puisse cette lettre t'arriver. Et encore une fois je t'embrasse bien fort.

Ton père

Matthys

[in het handschrift van Anny Vermeulen-van Hengst:]

mercredi-matin 11h. le 31.7.40.

Mon chéri, la lettre en deux enveloppes te suffira pour aujourd'hui je pense! A Roland on ne peut écrire qu'une carte postale par semaine par La Croix Rouge. Paris, 26bis rue François Ir, ou 12 rue Newton. C'est dans Le Matin. Alors ce pauvre vieux n'a pas reçu nos lettres. Au lieu de dire cela tout de suite dans les journaux! Et encore seulement 600 cartes par jour qui seront expédiées… Ta lettre du 27 ce matin. Oui dans le coin de Gien c'était terrible selon les Allemands aussi. Tu l'as échappé partout miraculeusement et Roland pareil. Et nous autres quatre de même, Anny seule, Donald seul et Thys et moi à deux. Porte-toi bien!

Bons baisers de tous.

Fofo.

Verblijfplaats: Amsterdam, Bijzondere Collecties UvA